lundi 5 novembre 2012

Ecopop - quand le populisme xénophobe se teinte de vert dans la politique suisse.

Une initiative d’Ecopop déposée.

En Suisse, une initiative fédérale a été déposée par l’association Ecopop le 2 novembre 2012 [1]. L’un de ces objectifs est de réduire la part de l’augmentation de la démographie suisse due aux étrangers à 0,2% par an, ceci dans l’objectif de préserver les ressources naturelles. Soutenue à droite par l’UDC et les Vert’libéraux, mais aussi par des membres de quelques sections locales des Verts suisses – contre l’avis du parti, qui s’y oppose –, l’initiative aurait récolté quelques 130'000 signatures [2].
Disons-le d’emblée : la question du lien démographie-impact écologique est sensée, et n’est pas nouvelle chez les écologistes ; en science, elle se pose dans l’étude des populations animales ou végétales et des mécanismes de régulation, et elle trouve son expression la plus évidente dans des contextes insulaires – limite d’espace, limite de ressources. Cependant, si elle doit se poser aussi en termes politique ou philosophique, il n’est pas vain de s’arrêter sur cette initiative, et de réfléchir à ses implications, tant globales que locales. Est-ce que la question de la démographie est bien posée dans cette initiative ? Le lien avec les étrangers, par une fixation « artificielle » de la migration à moins de 0.2%/an, est-il pertinent dans une perspective écologiste – qui, par définition, ne peut soustraire l’humain de sa réflexion sur la biodiversité. On peut – et l’on doit – s’attarder sur ce point, car l’initiative proposée n’est pas anodine : même si certains partisans n’ont eu de cesse de réfuter, par médias interposés, toute opposition aux étrangers, il reste que l’UDC, parti xénophobe suisse, soutient cette initiative.
Et l’on sait d’expérience que, pour résoudre un problème, a fortiori complexe, il n’y a rien de pire qu’une solution mal posée. Voyons cela d’un peu plus près.

L’initiative Ecopop, que demande-t-elle ?

Sur la feuille de signature disponible sur leur site, l’association Ecopop demande une modification de la Constitution fédérale, ainsi qu’une modification des dispositions transitoires de la Constitution :
Art. 73a (nouveau) Population
1 La Confédération s’attache à faire en sorte que la population résidant en Suisse
ne dépasse pas un niveau qui soit compatible avec la préservation durable des
ressources naturelles. Elle encourage également d’autres pays à poursuivre cet
objectif, notamment dans le cadre de la coopération internationale au développement.
2 La part de l’accroissement de la population résidant de manière permanente en
Suisse qui est attribuable au solde migratoire ne peut excéder 0,2 % par an sur
une moyenne de trois ans.
3 Sur l’ensemble des moyens que la Confédération consacre à la coopération
internationale au développement, elle en affecte 10 % au moins au financement
de mesures visant à encourager la planification familiale volontaire.
4 La Confédération ne peut conclure de traité international qui contreviendrait au
présent article ou qui empêcherait ou entraverait la mise en œuvre de mesures
propres à atteindre les objectifs visés par le présent article.


Art. 197 Ziff. 9 (nouveau)
9. Dispositions transitoires relatives à l’art. 73a (Population)
1 Après acceptation de l’art. 73a par le peuple et les cantons, les traités internationaux
qui contreviennent aux objectifs visés par cet article seront modifiés dès
que possible, mais au plus tard dans un délai de quatre ans. Si nécessaire, les
traités concernés seront dénoncés.
2 Après acceptation de l’art. 73a par le peuple et les cantons, la part de
l’accroissement de la population résidant de manière permanente en Suisse qui
est attribuable au solde migratoire ne peut excéder 0,6 % au cours de la première
année civile, 0,4 % au cours de la suivante. Ensuite, et jusqu’à l’entrée en vigueur
de la législation d’application relative à l’art. 73a, la population résidante ne peut
s’accroître de plus de 0,2 % par an. Au cas où elle s’accroîtrait plus vite, la différence
devra être compensée dans un délai de cinq ans à compter de l’entrée en
vigueur de ladite législation d’application.
L’alinéa 1 pose une base rationnelle, le lien population-ressources. Il est sensé que, dans un pays aussi petit, le terrain disponible, notamment, soit difficilement extensible sans impacter de manière excessive l’environnement. Mais l’initiative biaise un peu la réflexion à ce point, semblant limiter le problème à la seule immigration, alors qu’urbanisme et économie sont clairement aussi de la partie. Elle manque clairement d’ambition, en mettant en avant la coopération internationale, la Suisse refusant d’augmenter cette aide à 0.7% de son PIB ; un objectif chiffré et plus contraignant aurait été peut-être plus pertinent… mais, on s’en doute, aurait effarouché une « certaine » frange des partisans de l’initiative. Car, si elle ne parle pas d’augmentation de l’aide au développement, elle chiffre en revanche le solde démographique lié à l’immigration (alinéa 2) et la part de l’aide au développement attribuée à la planification familiale (alinéa 3).
En revanche, un point, qui peut paraître intéressant, est le lien avec les traités internationaux fait en alinéa 4. Pour l’écologiste que je suis, il vient tout de suite en tête les traités de libre-échange économiques (TLE). Selon le Centre Europe-Tiers-Monde, il y aurait plus de 3'000 TLE dans le monde actuellement [3]. On peut se poser des questions sur qui en profite vraiment. Mais aussi, en marge de ces TLE, il y a les vues de multinationales diverses, qui profitent de ces différents accords pour assouvir leur quête de profit [4]. La Suisse, comme « terre d’asile » de nombreuses multinationales des matières premières (minières, agricoles) et l’une des plus importantes plate-formes du négoce du pétrole au monde, est passée maître en la matière [5], avec des firmes au passé sulfureux comme Glencore [6], Xstrata, Trafigura, Transocean, Syngenta ou encore la brésilienne Vale. La liste n’est pas exhaustive…
Mais qu’entendent les partisans de l’initiative par accords internationaux ? Dans quel sens voit-on la relation entre ces derniers et la migration étrangère ? De mon point de vue, le texte proposé dans l’initiative est, à nouveau, bien trop flou à ce sujet, ce d’autant plus qu’à une modification constitutionnelle viendra obligatoirement l’édition de lois d’application ; quand les écologistes pourraient, par la mention des « modifications » des traités internationaux, voir l’opportunité de limiter le pillage des ressources dans le Tiers-monde par les entreprises suisses ou ayant leur siège en Suisse, il est fort douteux que la majorité politique, ultralibérale (PDC, PLR avec son président « M. Müller 18% » [7]) et à tendance xénophobe (UDC) du parlement législatif fédéral, voit les choses de la même manière. Car comment changer un ou plusieurs traités économiques, sans que leur « nécessité » (au niveau de la société actuelle et de son idéologie) n’ait été changée ?

Incohérence… ou amalgame fallacieux ?

Plus que les dits traités, il s’agit bien de la politique économique suisse qu’il s’agit, avant, de réformer. Les propos de l’initiative s’apparentent à un problème posé à l’envers.
En effet, dans les pays occidentaux tout du moins, c’est bien notre modèle de société qui a enfanté nombre de traités de libre-échange, pas l’inverse ; la libre-circulation des personnes était un « cache-sexe » à une libre-circulation des capitaux, principal pilier de notre économie mondialisée et de son expansion, que la Suisse et son gouvernement ont toujours soutenu. S’en prendre aux accords et traités internationaux, sans auparavant s’en prendre au « système » libéral qui les a engendré, voire qui les a rendu « nécessaire », est au mieux incohérent, au pire une tromperie.
C’est une incohérence… sauf si, à l’instar de l’UDC, et comme le laisse penser le biais « étrangers » de l’initiative, on s’en prend plus aux aspects humains de ces accords.
Dans ces accords internationaux, on a aussi les accords liés aux Droits de l’Homme, tant décriés par l’UDC. Et ces accords vont devoir s’appliquer également aux cas des réfugiés climatiques, une réalité déjà aujourd’hui [8] [9]. Si la remise en cause d’accords internationaux signifie faire l’autruche devant la misère internationale, et, pour se faire, se barricader derrière un mur politique et un mur d’ignorance, comme le veut l’UDC, alors l’incohérence fait place à quelque chose de plus fumeux, plus nauséabond. On en vient à la mode en vogue de trouver des boucs-émissaire nous aidant dans cette politique de l’autruche. L’étranger, le migrant, sont les responsables principaux de l’accaparement des ressources en Suisse. Comme cela est commode ! Une opinion qui évite toute remise en question de nos habitudes, nous qui exportons nombres de denrées extraites, fabriquées ou manufacturées en Chine (électronique) ou dans les pays d’Afrique (ressources minières, pétrolières ou halieutiques), nous qui appelons, à coup de forfaits fiscaux, nombre d’entreprises sur notre territoire exigu, sans faire de distinctions éthiques et écologistes.
A la question de savoir s’il y a incohérence ou amalgame fallacieux dans l’initiative d’Ecopop, je répondrais qu’il y a donc, potentiellement, les deux !

Un problème avant tout mal posé.

Depuis des années, la Suisse, bien avant ces voisins européens, s’est adonnée aux politiques d’austérité. Oui oui ! Plus "douces", elles ne sont pas historiquement vues comme telles certainement, mais si elles s’étaient opérées dans un laps aussi court qu’en Grèce ou ailleurs en Europe actuellement, cela aurait été clair. Les privatisations – télécommunications, services postaux, énergie, sécurité – se sont succédées. En parallèle, on a vu une course aux réductions fiscales – par définition, s’opérant sur les plus grosses fortunes, celles-ci payant proportionnellement plus d’impôts que les classes les moins aisées – avec une compétition fiscale entre cantons (une spécificité toute helvétique). Résultat : on a attiré énormément d’entreprises, comme à Genève, mais, faute d’impôts suffisants, mais surtout de volontés politiques suffisantes (dans un esprit de réciprocité et d’anticipation), les infrastructures, au sens large, n’ont pas toujours suivies dans les faits. Les logements abordables manquent (à Genève comme à Zoug…), malgré la toute puissance des milieux immobiliers à Genève, et les loyers sont exorbitants. La vie, en général, est l’une des plus chères du monde dans la cité « du bout du lac ». Et celle-ci s’étend pour devenir en 2011 une agglomération de près d’un million d’habitants (le Grand Genève [10]). Les problèmes – d’insécurité, de mobilité, de logement – inhérents à une métropole de cette taille, sont arrivés alors que, dans l’esprit des genevoises et genevois, on en est encore à la « petite bourgade » des années 1980.
Et entre temps, la formation notamment (personnel hospitalier, éducation, etc.) n’a pas été adaptée à la hausse de la demande. Des domaines entiers de formation ont quitté l’École d’Ingénieurs de Genève pour émigrer vers d’autres pôles en Suisse, au sein des Hautes Écoles (HES). Un numerus clausus existait dans la formation d’éducatrice de la petite enfance, alors que la demande en place de crèche explose ! Ceci n’est qu’un aperçu. Mais reporter au bassin genevois et romand et aux attentes économiques, il impose, en toute logique, pour les administrations comme pour les entreprises, à recruter à l’étranger (plus ou moins loin en fonction des compétences disponibles… et de la compétition, entraînant l’embauche d’un personnel le moins cher possible).
Et bien oui, ce ne sont pas les infirmières de France, les médecins d’Afrique du Nord, les informaticiens indiens ou les chimistes allemands qui sont venus d’abord s’installer à Genève, en prévision de l’implantation massive d’entreprises étrangères. C’est bien ce développement économique massif et rapide qui a entraîné la demande en personnel, tant dans le privé que dans les administrations, et qui, dans un bassin de main d’œuvre limité, ne pouvait que déboucher sur le recours en personnes étrangères.
On ne peut donc blâmer les étrangers et migrants, venant travailler dans un marché du travail aux demandes supérieures, en principe, aux possibilités de formation en Suisse, de tous les maux environnementaux (et même sociaux)… sauf à être populiste (dans son sens actuel, c'est-à-dire clientéliste et réducteur) et xénophobe. Évidemment que le trafic frontalier ou la demande en logement pour les expatriés ont un impact non négligeable sur l’environnement. Mais cet impact est dû avant tout à ce que la Suisse a eu – et a encore – économiquement « les yeux plus gros que le ventre », et que ses instances dirigeantes, aveuglées par le dogme libéral [11] et les mots doux des promotions économiques, n’ont pas investi suffisamment dans les infrastructures publiques [12].
L’initiative Ecopop pose donc, effectivement, le problème à l’envers.

Une initiative populiste !

Comme je l’ai dit plus haut, l’initiative pose certes une bonne question, au demeurant loin d’être nouvelle (pour combien d’êtres humains (fonctionnant au rythme "occidental") la Terre pourra-t-elle subvenir aux besoins). Mais en la bornant à l’immigration dont, avec la richesse du pays, les causes ont été en partie relevées ci-dessus, l’initiative surfe sur la vague populiste qui, ici comme ailleurs, tente à nouveau d’affubler à « l’étranger » l’ensemble des responsabilités, des tords et des travers. L’Histoire, aussi nauséabonde soit-elle, se répète malheureusement, comme si la mémoire collective de notre civilisation, en ces temps de « sur-information », avait tendance à raccourcir !
Plus que l’incohérence que je relevais, c’est bien ce populisme, ici teinté opportunément de « vert », qui m’effraie le plus. Mais là encore, l’écologie nous apporte un éclairage intéressant.
La migration est vue, de toute part, comme un fléau. Un mal qui, selon certains « penseurs » (à l’esprit très limité, avouons-le), va nous conduire, par exemple, à une islamisation de l’Occident… Mais ce que ces « penseurs » oublient, c’est que la migration, en soi, n’est rien d’autre que ce qui a souvent permis à la vie de s’adapter, d’évoluer et de résister aux extinctions. Des premières formes de vie jusqu’aux hominidés qui conduiront à l’apparition d’Homo sapiens, les êtres vivants, végétaux ou animaux, n’ont eu de cesse de migrer. Ils migrent chaque année, pour échapper aux rigueurs du climat – migration de l’avifaune – comme ils migrent, sur des années ou des siècles, pour s’adapter à des changements de plus grande ampleur – dérèglement climatique. Au hasard d’une branche perdue dans l’océan, ou par le truchement de variations climatiques ou d’accidents géologiques, la vie a colonisé tous les recoins de la planète, des pôles jusqu'aux îles océaniques récentes, et même dans les glaciers ou à des milliers de mètres sous terre.
Des extinctions d’espèces sont survenues lorsque celles-ci ont été incapables de s’adapter à un changement « brutal » (souvent en termes géologiques). Les humains primitifs ont dû migrer pour fuir leurs terres natales devenues trop arides, ou pour trouver de nouvelles ressources en nourriture. L’impulsion de migrer est intrinsèque à la Vie, notre espèce comprise. Elle fait partie de nos gènes. Les limites à cette migration peuvent amener à des disparitions – c’est d’ailleurs l’un des facteurs causant l’actuelle extinction massive d’espèces, car, outre la destruction des habitats, celles-ci ne peuvent plus migrer librement pour s’adapter aux conditions changées par les humains, faute de couloirs biologiques intacts (cordons forestiers, cours d’eau, etc.) ou « d’obstacles » divers insurmontables d’origine humaine (routes, zones humides asséchées, monocultures, pollutions, etc.).
Et actuellement, soit par le biais des déséquilibres de richesses, de place de travail ou de conditions de vie, soit par les modifications du climat ou le pillage des ressources, des populations entières sont amenées à migrer. Que ce soit consécutivement à la construction d’un barrage en Amazonie par une industrie dont le siège est en Suisse [13], ou par le fait que le climat se dérègle à cause de notre consommation irréfléchie en hydrocarbure, des gens sont contraints de migrer pour survivre, voire sont même déportées (à ce sujet, lisez et diffusez largement, la terrible lettre ouverte de la communauté Guarani-Kaiowá face au projet de barrage de Belo-Monte au Brésil [14]) ! Nier cet état de fait, même en le colorant de vert comme dans l’initiative Ecopop, c’est faire preuve d’ignorance, ou d’une haine contre les étrangers, ce qui est à mes yeux la même chose !
Cette initiative, stigmatisant, qu’on le veuille ou non, le migrant et l’étranger, et profitant de la vague d'ignorance xénophobe, est ainsi populiste !

Conclusion : refusons ce texte simpliste !

La démographie est un problème que les écologues étudient depuis longtemps. S’il est délicat, surtout lorsqu’il est transposé dans le contexte sociétal via l’écologisme, il n’est pas tabou. L’émancipation de la femme dans le monde, qui n’est plus une « simple machine à faire des enfants », est une piste sérieuse et efficace à suivre, mais qui, « curieusement », est à l’opposé des opinions des partisans de l’initiative, UDC en tête. Du reste, ce facteur limitant s’exprime clairement dans les pays où la femme jouit d’une liberté et d’une égalité de traitement meilleures. Pas surprenant que ce point soit totalement absent…
Mais quoi qu’il en soit, le phénomène de la migration n’est pas à l’origine des troubles environnementaux. Ce sont ces derniers qui les provoquent, bien souvent, quand ce n’est pas un conflit armé. Et ces troubles environnementaux, eux-mêmes, ont comme origine la surconsommation, l’exploitation à outrance de la planète par ces mêmes pays qui souhaitent mettre des barrières migratoires, peut-être pour mieux ignorer la souffrance qu’ils induisent.
Cette initiative n’est qu’une étape dans cette tentative d’éluder nos responsabilités, de consommateurs (avides de nouvelles « technologies » à l’obsolescence programmée ou de fruits et légumes bon marchés et hors saison) comme de citoyens (on perpétue l’idéologie ultralibérale par nos choix et nos « non-choix », pour après se plaindre de ses effets pourtant évidents depuis les crises financières, écologiques et alimentaires de ces dernières années).
Le populisme et la xénophobie ambiante risque bien de pousser le peuple à valider ce texte dans les urnes. Le verni faussement écologiste du texte aidera à faire passer la pilule, mais cela pourrait bien marquer l’arrivée d’un éco-fascisme, avec des équivalents « udcistes » de « l’écologiste » français ex-FN Laurent Ozon. N’oublions pas que les pires mouvements xénophobes, un peu partout comme en France ou en Allemagne, aiment actuellement à se teinter de vert pour surfer sur la prise de conscience écologiste, ceci pour mieux la détourner et la dénaturer [15].
Le greenwashing existe depuis longtemps ; de la droite classique et de l’économie, il passe maintenant à l’extrême-droite. Il s’agit d’un fait, qu’il ne faut pas ignorer. C’est pourquoi il nous faut combattre ce texte, trompeur et biaisé. Non pas parce que, selon l’éco-tartuffe Martin Bäumle (Vert’lib), il faut choisir la voie libérale [16], mais bien parce que l’ultralibéralisme, qui doit être combattu et qui est à l’origine des maux écologiques et sociaux, ne sera pas supprimer par la xénophobie et l’individualisme qui sous-tendent le texte d’Ecopop. S’y opposer, c’est un devoir écologiste, citoyen et humain !!! 
Sandro
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Sources et remarques :

[1] Ecopop, http:// www.ecopop.ch
[2] L'initiative contre la surpopulation a été déposée, Le Matin, ATS-Newsnet, 2 novembre 2012, http://www.lematin.ch/suisse/L-initiative-contre-la-surpopulation-a-ete-deposee/story/16248424
[3] A qui profitent les traités de libre-échange ? Symposium 2012, 1 au 3 novembre à la Maison des Associations à Genève, Centre Europe-Tiers Monde, http://www.cetim.ch/fr/conference_symposium2012.php
[4] Les traités bilatéraux de libre commerce et de promotion et protection des investissements : «armes de destruction massive» du droit public national et international et des droits humains - Point 4 : Droits économiques, sociaux et culturels. Déclaration écrite conjointe CETIM et AAJ, 2004, http://www.cetim.ch/fr/interventions_details.php?iid=216
[5] Swiss Trading SA, La Suisse, le négoce et la malédiction des matières premières. Déclaration de Berne (éd.), Editions d'en bas, 2e édition, 359 pages, Lausanne, avril 2012
[6] Pérou – syndicats, groupements de femmes et organisations sociales s’allient contre la multinationale zougoise Glencore, Bulletin d'information no. 69, Solifonds, http://www.solifonds.ch/fr/bulletin-dinformation-no-69
[7] Philipp Müller, le «Monsieur Migration» du PLR divise, Le Temps, Valérie de Graffenried, 11 février 2011, http://www.letemps.ch/Page/Uuid/a3e777bc-355b-11e0-a83c-72c9481907e8%7C0
[8] Les premiers "réfugiés climatiques" du Vanuatu sont toujours menacés, IRD, 2011, http://www.ird.fr/la-mediatheque/fiches-d-actualite-scientifique/386-les-premiers-refugies-climatiques-du-vanuatu-sont-toujours-menaces . Notes : dans le cas de ces îles du Vanuatu, il y a conjonction entre la hausse du niveau des océans et des phénomènes géologiques de subsidence (enfoncement des îles océaniques).
[9] Les réfugiés climatiques, Anne Chetaille – GRET, Christophe Rynikiewicz – CNRS, 2006, Altermondes, http://altermondes.org/spip.php?article265
[10] Le Grand Genève, Wikipédia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Grand_Gen%C3%A8ve
[11] De nouveaux chiffres le montrent : les régimes fiscaux cantonaux contribuent au pillage des pays du Sud, La Déclaration de Berne, 11 octobre 2012, http://www.evb.ch/fr/p25020459.html
[12] Remarques : Cela en est devenu caricatural dans le domaine des transports publics. Schématiquement, à Genève, une moitié des coûts de fonctionnement des transports publics (TPG) est couvert par la billetterie, le reste est du ressort de la Confédération. Mais, alors que le développement économique et la prise de conscience écologiste impliquaient, au tournant du XXI siècle, de développer massivement l’offre (ce qui a été fait grâce à l’engagement d’un conseiller d’état de l’époque, l’écologiste Robert Cramer), les subventions publiques, liées aux impôts, n’ont proportionnellement pas suivi. Résultat : le prix du billet de transports publics, à Genève comme dans le reste du pays (réseau ferroviaire CFF), déjà élevé, a encore pris l’ascenseur. Corollaire de ce désengagement du public face aux acteurs privés, à Genève, on a aussi vu une explosion d’entreprises de transport étrangères (Veolia, RATP, etc.), où il est fort à parier que les salaires sont moins attractifs pour un genevois que pour un frontalier français.
[13] Le lourd bilan écologique du groupe minier Vale, Courrier International, Fabíola Ortiz, 24 mai 2012, http://www.courrierinternational.com/article/2012/05/24/le-lourd-bilan-ecologique-du-groupe-minier-vale
[14] Génocide indigène en vue au Brésil : la Justice Fédérale ordonne l’expulsion des indiens Guarani-Kaiowá, lettre ouverte de la communauté Guarani-Kaiowá, 14 octobre 2012, Urgence Amazonie, http://www.raoni.com/actualites-474.php
[15] L'extrême droite se donne un label bio, Slate, Damien Dubuc, 16 juillet 2012, http://www.slate.fr/story/59077/extreme-droite-ecologie-bio
[16] Opinion personnelle : Contrairement à de nombreux « Verts de droite » comme la très libérale Isabelle Chevalley ou encore le député au Grand conseil vaudois Jacques-André Haury, le président du parti des Vert’libéraux suisses, Martin Bäumle, s’était démarqué de la position d’Ecopop, choisissant la voie « libérale » plutôt que celle « écologiste ».
Les étiquettes idéologiques ne valent plus grand-chose, à mon sens, dans une époque où tout est prétexte à la récupération politique. L’écologisme, en tant qu’idéologie, ne peut cependant pas faire l’impasse sur son « héritage scientifique », à savoir la prise en compte de l’humain comme membre à part entière de la biodiversité, aussi destructeur qu’il puisse être ; comme l’idéologie libérale a montré, en tant qu’idéologie ultra-dominante et en ces temps de crises et d’austérité, son caractère profondément inhumain – l’économie passe avant l’humain, réduit à de simples chiffres et statistiques –, mélanger « Vert » et « libéral » est le plus bel oxymore que la politique suisse ait pu engendrer (et je pèse mes mots). Ainsi, pour Ecopop, il n’est, au fond, pas étonnant de voir des divergences aux seins mêmes d’un groupe clairement libéral comme celui des Vert’libéraux, soulignant à la fois la propre incohérence de ce parti, et celle, potentielle comme je l’ai écrit, de l’initiative Ecopop.
Une incohérence qui n’est pas non plus étrangère aux Verts Suisses, malheureusement, pris ces dernières années d’une fièvre d’hypercentrisme qui leur coûte à la fois des sièges gouvernementaux et de la crédibilité. Une fièvre dont souffre certains « jeunes loups », à l’instar de sa co-présidente Adèle Thorens-Goumaz. Ce malaise, certes moindre que chez les éco-tartuffes de droite, est pourtant bien palpable chez ces centristes « verts ». Et bien oui, il devient difficile pour ces gens-là de montrer une vraie sensibilité écologiste, lorsque leur politique économique montre les limites de cette « sensibilité ». Et il est regrettable que ce malaise, chez le seul parti écologiste de Suisse, décrédibilise sensiblement l’opposition face à l’initiative Ecopop !

mardi 16 octobre 2012

Biodiversité 9 - Principe de discontinuité à double tranchant.

Un héritage bien vivace…

L’une des principales croyances populaires héritées de notre histoire, mais encore vivace en ce début de 21ème siècle, c’est la distinction, quasi automatique, quasi hermétique, entre notre espèce et le reste du vivant. Cette croyance veut que l’être humain soit une espèce, non – tant pis pour la répétition – un être à part, distinct du reste du monde animal. Cela nous a permis, dans le passé, de fermer les yeux sur des catastrophes écologiques – extinctions d’espèces, déforestation, expérimentations animales, etc. – que, de nos jours, une très timide prise de conscience écologiste tente de rattraper.
Mais, lorsque l’on s’arrête un moment sur cette croyance, on se rend compte que les implications, scientifiques mais aussi philosophiques et pratiques, de cette « croyance » – ce principe de discontinuité – ne se limitent pas au « seul » écologisme.
Les implications sont plus vastes. Parfois, elles sont nécessaires ; souvent, en revanche, elles illustrent une erreur, une vision des choses complètement fausse, aux conséquences fâcheuses, voire dramatiques…
Le principe de discontinuité, nous y baignons tous, tous les jours.
Le principe de discontinuité, globalement, je le qualifierai par le fait de séparer un ensemble ou un continuum, de façon à pouvoir effectuer des classements ou des catégorisations. De prime abord, on en voit tout de suite des avantages ou les nécessités. Cela permet d’appréhender des données, phénomènes ou propriétés qui, s’ils étaient pris de manière continue, seraient bien trop complexes à manipuler ou à gérer.
Tant que l’on ne va pas jusqu’aux fondements de la matière, le monde nous apparaît comme continu. Analogique, dirait-on lorsque l’on parle de phénomènes variant dans le temps, comme le son. Notre oreille fonctionne de manière analogique. Mais un son analogique, donc pris de manière continue, et bien… cela représente beaucoup d’informations. En technologie, on a ainsi numérisé ces signaux, comme le son, pour les enregistrements ou la diffusion ; l’amplificateur et le haut-parleur de notre lecteur de musique numérique retranscrivent en son analogique ces données, pour que nos oreilles puissent les percevoir. Par cette numérisation des sons, cette discontinuité introduite par l’échantillonnage numérique de ceux-ci, on s’est affranchi de certains défauts, mais cela a entraîné, concrètement, une perte d’information. En contrepartie, différentes techniques de codages (MP3, OGG, etc.) ont permis le stockage numérique de grandes quantités de données dans des supports de plus petites tailles ; pour simplifier, imaginez la taille des vieilles cassettes audio (analogiques) qu’il faudrait si l’on souhaitait y stocker l’ensemble des musiques enregistrées dans un smartphone actuel (plusieurs dizaines d'heures) !
Les sciences naturelles sont les championnes du principe de discontinuité. On « classe », on « catégorise », on « échantillonne ». En témoigne la notion d’espèces vivantes ; chaque espèce, qu’elle soit animale, végétale, microbienne ou virale, est classée (taxinomie). On applique en principe des règles reproductives : deux espèces distinctes ne peuvent se reproduire entres elles, ou donnent un individu stérile.
D’une manière plus évidente, notre société procède, elle aussi, à des « échantillonnages », des discontinuités nécessaires, en principe du moins, pour son bon fonctionnement. On distingue donc les gens en droit de vote des jeunes en dessous de 18 ans (en Suisse). On distingue les étudiants selon des filières et des niveaux. On distingue les pauvres des classes moyennes, elles-mêmes distinctes des classes aisées. La liste serait longue, tant la société humaine ressent le besoin impérieux de classer, catégoriser… et donc d’introduire une notion de discontinuité entre les individus.
Une vision tronquée !
On le voit, il y a quelque chose de très artificiel dans ce principe de discontinuité. Le biologiste, spécialiste de l’évolution Richard Dawkins explique bien ces limitations, dans son livre Il était une fois nos ancêtres : une histoire de l'évolution (en anglais : The Ancestor's Tale: A Pilgrimage to the Dawn of Life). Par exemple, prenons le cas classique des niveaux dans la formation scolaire. Mettons que l’on distingue les « bons » élèves dans le « niveau A », des élèves « moyens » dans le « niveau B » et des élèves en difficulté dans le « niveau C ». Dawkins argumente que, bien qu’une distinction de faite se fait entre les différents niveaux (avec, je le conçois, les jugements sociaux et de débouché qui peuvent en découler), il existe plus de « différences » entre les extrêmes d’un même niveau, que entre, disons, le « moins bon » du niveau A et le « meilleur » du niveau B.
De la même manière, Dawkins, en bon pourfendeur du créationnisme, critique la notion même d’espèces vivantes, dans le sens qu'elle introduit une discontinuité artificielle. Il reconnaît certes la nécessité de catégoriser les espèces, pour que l’on sache « de quoi l’on parle ». Mais il souligne aussi ces limites. Par exemple, appliquer le principe de discontinuité sur la base de fossiles de formes de vie éteintes est hasardeux : comment savoir si deux « espèces considérées comme distinctes » ne pouvaient pas se reproduire entre elles, lorsque l’on a, comme seules traces de leurs existences, que des fossiles, « empruntes » de leurs ossements, figées dans la roche ?
De même, Dawkins argumente les limites de ce principe de discontinuité également avec des espèces actuelles. En Europe du nord existent deux espèces de goélands ; l’un est clair - le goéland argenté Larus argentatus -, l’autre foncé - le goéland brun Larus fuscus -, et, bien qu'ils se côtoient, ne se reproduisent pas entre eux (d’où la classification de ces goélands en deux espèces distinctes). Maintenant, si vous faites le tour du pôle, vers l'ouest, vous vous apercevrez que les goélands argentés sont de moins en moins "argentés", plus vous vous dirigerez vers l'ouest! L’espèce claire, l'argenté, peut se reproduire avec un individu un peu plus occidental. Celui-ci peut se reproduire avec des goélands que l’on trouve plus à l’ouest encore, en Amérique du Nord. Un peu plus foncé, ceux-ci peuvent se croiser avec succès avec des goélands de Sibérie. De plumage plus foncé, ces derniers peuvent aussi se reproduire avec des goélands se trouvant un peu plus à l’est encore… jusqu’à ce que l’on se retrouve avec une compatibilité génétique avec notre goéland foncé européen, Larus fuscus. En effectuant la boucle, on se rend compte qu’il existe, en fait, un continuum entre deux espèces considérées comme distinctes en un point donné.
On retrouve se continuum lorsque l’on considère l’évolution des espèces dans le temps. Il est évident que, à un instant donné, on ne peut pas dire qu’un « enfant » puisse être d’une espèce différente de ses parents. La notion d’espèce n’a de sens qu’à un moment considéré. Notre principe de discontinuité, s’il est une aide pour "s'y retrouver", ne représente donc pas les faits. Par rapport à l’espèce humaine, ce principe nous est paru évident par rapport au reste du monde animal, parce que nos ancêtres nous séparant génétiquement de nos plus proches cousins les Chimpanzés – c’est-à-dire les autres espèces d’hominidés nous ayant précédé, comme Homo ergaster ou, beaucoup plus récemment, Homo (sapiens ?) neanderthalensis – ont tous disparus.
Dans le monde du vivant, le principe de discontinuité entre les espèces est une sorte de « vision », bien commode pour pouvoir classifier, mais tronquée, car causée par la disparition de 99% des formes de vie ayant jamais existées sur Terre, c’est-à-dire des ancêtres de toutes les formes actuelles, humains compris. Considérant cela, le principe de discontinuité n’est plus valable ; bien qu’il ne soit pas possible à un humain de se reproduire avec un poisson, il a existé un continuum vivant qui, le long des âges, nous relie aux poissons primitifs du Silurien (il y a plus de 420 millions d'années), et même jusqu’aux bactéries de l’aube de la vie, ancêtres communs à toutes les espèces vivantes aujourd’hui, il y a plus de 3.5 milliards d’années.
Le spécisme en prend un coup, tout comme le dogme créationniste qui nous a habitué à nous considérer "à part" sur la Terre. Ce fait scientifique nous rapproche donc plus de ce monde animal (et végétal) que le principe de discontinuité nous a habitué, des siècles et des siècles durant, à regarder de haut, souvent avec mépris et négligence, le reste des espèces vivantes sur notre planète.
De tragiques limites !
L’aspect écologiste n’est pas tout, comme je l’ai écrit plus haut. Les rapports humains peuvent aussi souffrir des limites du principe de discontinuité. Dawkins a parlé de ces limites dans l’exemple du classement des élèves en niveaux. Historiquement cependant, il y a eu aussi, et surtout, ces tragiques classements « raciaux », comme entre les « blancs » et les autres. De la traite des Noirs jusqu’aux épurations ethniques, en passant par l’holocauste juif, le principe de discontinuité a eu son lot de sang et de souffrance. Parce qu’ils étaient considérés comme des non-humains, une dizaine d’indiens Kaweskar avaient été déportés de leurs terres de l’extrême sud chilien en 1881 et placés dans des zoos (oui oui) en Europe, avant d’y mourir d’en d’atroces conditions ; le principe de discontinuité dans toute son ignoble « splendeur ».
Ce principe peut aussi se manifester de manière perverse. Pour les dirigeants et puissants de ce monde, un seuil est souvent utiliser pour juger si, oui ou non, la mondialisation a eu des effets dans l’éradication de la pauvreté dans le Tiers-Monde : le seuil de pauvreté absolue. La Banque Mondiale utilise le seuil de 1.25 dollar par jour (source : Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Seuil_de_pauvret%C3%A9), en y intégrant divers critères comme le pouvoir d’achat. Difficile à évaluer, le nombre de personnes en dessous de ce seuil est cependant estimé couramment à près de 1.2 milliards. La discontinuité du seuil de pauvreté peut servir d’indicateur, comme tant d’autres, mais peut-il être plus que cela ? Mettons que ce chiffre de 1.2 milliards, ramené à la population globale, baisse ces prochaines années. Cela voudrait dire que, proportionnellement, un nombre moindre de personnes « gagnent » moins de 1.25 dollars par jour ; mais, est-ce que ces personnes, passées au-dessus de cette ligne artificielle de 1.25 dollars, sont plus heureuses, et moins dans la misère effective (sachant que, notamment dans la paysannerie, de nouvelles restrictions agro-industrielles sont arrivées, comme l’impossibilité de réutiliser gratuitement les graines d’une récolte) ? Autrement dit, gagner 1.3 dollars par jour rend-il plus heureux, par rapport au seuil de pauvreté ? Poussons le raisonnement encore plus loin : est-ce que les peuples ne gagnant rien (car en dehors de l'économie de l'argent), comme, par exemple, les bushmens du désert namibien ou les Korowai de Papouasie-Nouvelle Guinée (vivant des ces étonnantes maisons de bois construites aux sommets d'arbres tropicaux immenses), seraient plus heureux si leurs membres gagnaient un revenu de 1.25 dollars par jour, ou plus? Pas si sûr, les normes qui sont les nôtres n'étant pas forcément celles qui conviennent à ces peuples libres.
La question de la pertinence de ce seuil de discontinuité qu'est le "seuil de pauvreté" se pose ; pourtant, il est courant chez les dirigeants ou les puissants de ce monde de prendre ce genre de seuils de discontinuité (ou autres indicateurs forts discutables comme le PIB), sortis de tout contexte, pour justifier une prétendue avancée sociale. Un peu comme le faisaient les missionnaires par le passé, convaincus que la conversion au christianisme sortiraient les peuples premiers de leur "misère". 
A l’instar des spécistes et des créationnistes dans le domaine de l’évolution et de l’écologie, mettre une discontinuité là où il n’y en a pas véritablement est aussi une arme idéologique pour des gens sans scrupule, afin de justifier leur soif de profit. La « révolution verte » et les OGM, qui ont montré leur parfaite incapacité à éradiquer la faim dans le monde, comme la course aux matières premières de quelques très riches traders occidentaux, en sont de tristes exemples modernes !
Un principe à double tranchant !
J’ai tenté de montrer que le principe de discontinuité, s’il est nécessaire, dans certains cas, à notre propre fonctionnement, possède un revers potentiellement peu reluisant. Comme toute chose, lorsqu’un concept, une idée ou une croyance, devient un dogme de société, il y a lieu de s’inquiéter, de se poser des questions.
Du point de vue spéciste, on a vu que la séparation entre l’humain et le reste de la biosphère n’est qu’une vue de l’esprit, alimentée par notre propre méconnaissance de l’Histoire du vivant, et malheureusement forte utile lorsqu’il s’agit de justifier telles ou telles atteintes à l’environnement. Nous ne sommes pourtant ni indépendants, ni étrangers aux écosystèmes qui nous entourent. Notre avenir dépend de cette prise de conscience.
Mais, même au sein de notre propre espèce, Homo sapiens, des discontinuités parfois pratiques peuvent être aussi nuisibles et catastrophiques. La discontinuité de « capacité » ou de « potentiel » entre hommes et femmes, pour archaïque qu’elle soit, justifie encore aujourd’hui des différences de traitement, qu’elles soient sociales ou salariales. Et ces discontinuités ethniques que je relatais plus haut n’ont pas disparues aujourd’hui. En Suisse comme dans le reste de l’Europe, les Roms, entres autres, peuvent en témoigner, stigmatisés honteusement dans un déchaînement d’ignorance pas si étranger que celui qui a conduit ces indiens de Terre-de-Feu à mourir dans des zoos européens au 19ème siècle.
Une arme à double tranchant, ce principe de discontinuité, qui, à l’instar du couteau de cuisine, peut se transformer en arme sanglante et terrible lorsque le dogme prend le pas sur la raison.

lundi 1 octobre 2012

Biodiversité 8 - Grande pieuvre, petit panda, monde complexe!

Grande pieuvre, grande pieuvre, nage, nage, naaaageeee…

Il était une fois, une dame pieuvre géante, nageant dans les eaux froides du Pacifique Nord-Est, près des côtes canadiennes. La miss, répondant au doux nom d’Enteroctopus dofleini, ne s’offusque guère de l’image négative et repoussante qu’elle provoque chez les grands singes bipèdes sans poil qui peuplent les terres émergées. Être pacifique aux (trois) cœurs tendres – sauf pour ses proies – elle nage, nage, nage, comme le dit la petite comptine d’enfants humains, ne manifestant souvent que curiosité et volonté de jouer envers les plongeurs-singes sans poil qui, occasionnellement, surmontent leur préjugés pour aller à sa rencontre. 

Mais, les hormones aidant, cette demoiselle, aux huit tentacules de plus de 3 mètres, quitte son train-train quotidien de prédateur et se lance gaillardement en quête d’un Jules. Un Jules pieuvre qu’elle trouve enfin. C’est que le temps presse ; l’intellectuelle des céphalopodes n’a que quelques années pour perpétuer l’espèce. 

L’acte amoureux se produit. Est-il passionné ? Il faut le demander à notre dame pieuvre géante, son Jules, après avoir transmis sa semence, s’étant écarté pour mieux passer l’arme à gauche. La future mère, déjà veuve donc, s’est retirée dans une petite anfractuosité, où elle va pondre ses œufs en toute tranquillité. 

Survient alors une garde de 150 jours, pendant lesquels la mère pieuvre surveille avec une attention sans pareil sa progéniture, pendue en grappes d’œufs à la voûte de sa petite caverne. C’est que bon nombre de prédateurs se feraient un plaisir de manger une petite omelette d’œufs de pieuvre ! 

Elle les nettoie aussi, patiemment, les ventilant de ces huit bras. Car c’est une maniaque de la propreté, toute souillure risquant de contaminer les œufs. A un tel point qu’elle ne se nourrira pas une seule fois jusqu’à l’éclosion des œufs. 150 jours d’un jeûne mortel… 

Et au bout de ces cinq mois, bébé pieuvre sort de sa gangue protectrice. Le courant l’emporte, lui et ses sœurs et frères, vers le large et ses dangers. Leur mère, dame pieuvre géante, n’est plus qu’un cadavre pâle. Elle ne veillera plus sur sa progéniture, zooplancton exposé aux caprices des lois de la Nature. Mais son dévouement protecteur aura réussi à triompher des prédateurs oophages et des autres dangers. Dame pieuvre s’est sacrifiée pour donner la vie. 

Aller au-delà des idées reçues !

Cette petite histoire mélange peut-être, pour certains d’entre nous, dégoût (aspect de la pieuvre) et émotion (fin tragique d’un animal mystérieux). Mais elle n’a, comme simple but, que de montrer notre relation parfois ambiguë entre nous et la biodiversité ; certains animaux, par exemple, ont un fort capital de sympathie, et d’autres non. Cela peut venir de leur aspect – familier ou étrange, attirant ou effrayant – ou de leur comportement, mais aussi de croyances colportées depuis le fond des âges. Bien souvent, par simple ignorance… 

Qui n’aime pas le dauphin, avec sa frimousse donnant l’impression de toujours sourire ? Avec le concours d’écologistes passionnés et engagés, la sympathie du grand public a certainement aidé dans la prise de conscience des menaces pesant sur les cétacés (baleines, dauphins, orques, etc.), et des mesures ont pu être prises (mais, malgré le sauvetage notable des baleines à bosse, la lutte pour la protection des cétacés est encore très loin d’être gagnée). Le panda, emblème de la protection de l’environnement, extrêmement menacé par la destruction de son habitat, charme le public avec sa tête craquante ; cela ne le sauvera peut-être pas, mais au-moins en parle-t-on, et engage-t-on des programmes de sauvegarde de l’espèce. 

Mais, qu’en est-il des loups (se traînant l’image du mangeur du Petit-Chaperon-Rouge), des lamantins, des anchois (pilier de la chaîne alimentaire marine, surexploités dans certaines régions du monde), des requins, des pieuvres géantes, des guêpes, des thons, des guépards, des alouettes des champs, des rhinocéros de Sumatra, des lynx, des condors, etc. Tous ces animaux, parfois peu menacés ou parfois au bord de l’extinction, parfois « anonymes » ou parfois souffrants de préjugés infondés (ignorance ou méconnaissance) ou basés sur leur seul aspect, ont une place importante dans une biodiversité saine. Tout autant que les dauphins, les baleines ou les pandas. 

Car quand on « creuse », on se rend compte, très souvent, que ce qui est en apparence laid, effrayant ou insignifiant, peut aussi être fascinant, émouvant, magnifique et beau. On se rend compte que la « répugnante » et prétendue agressive pieuvre géante est en fait un animal extrêmement intelligent, doux et pacifique. On se rend compte que le gorille des montagnes, grosse « bête » de muscle pouvant faire plus de 200 kg, et un grand timide, qui rit, prend soin de son bébé avec tendresse ou pleure comme le ferait un humain, ceci sans que l’on tombe dans l’anthropomorphisme. On se rend compte que le « banal » anchois sert de nourriture de base à toute l’avifaune marine des côtes sud-américaines ; qu’une surpêche ou un événement El-Niño déciment les stocks halieutiques, et les populations de Fous de Bassan ou de Manchots de Humboldt (ainsi que de nombreux mammifères marins) succombent en masse. On se rend compte que le grand requin blanc n’est pas si agressif que cela, et que sans lui et ses cousins squales, l’océan serait un dépotoir d’animaux malades, et une étendue saline en proie à des déséquilibres d’espèces inquiétants. On se rend compte que le « méchant » loup en fait de même que le requin, mais sur les terres fermes… Et on se rend compte de la complexité de la biosphère, de l’imbrication essentielle du vivant autour du globe et de notre propre méconnaissance de la Nature ! 

La biodiversité, un tout indivisible ! 

Attention, je ne dis pas que s’émerveiller devant les dauphins et s’engager pour leur protection est faux ou futile. C’est tout le contraire même (certaines espèces de dauphins sont très menacées). Je dis juste que notre intérêt pour la sauvegarde de la faune et la flore ne doit pas s’en tenir à des aspects esthétiques ou au capital sympathie que leur seule vue pourrait susciter en nous. Les terribles crocodiles de l’Orénoque – qui ont goûter à la chaire humaine à plusieurs reprises – ont tout autant le droit de vivre que le paisible lamantin de Floride, que le sautillant dauphin en Méditerranée ou que le mignon ours panda dans sa forêt chinoise. 

L’emblématique dauphin ne saurait ainsi survivre si son écosystème – plancton, poissons – et son environnement direct et indirect ne sont pas sains et préservés. C’est le cas de l’ensemble des formes de vie sur notre planète, des forêts continentales nord-américaines qui profitent des éléments apportés par les migrations de salmonidés, jusqu’aux poissons et mollusques des profondeurs des océans, peut-être laids et effrayant pour le standard humain, mais qui recyclent les matériaux tombés depuis les couches plus en surface, et dont les sous-produits seront remontés bien plus tard par le truchement des courants océaniques et de la rotation terrestre, nourrissant la faune qui vit en surface (et, en fin de chaîne, les humains). Même les colonies isolées d’êtres vivants bizarres, ayant comme domicile les évents hydrothermaux des abysses océaniques, ont leur raison d’être. 

Ne limitons donc pas notre souci de la biodiversité à quelques espèces, aussi symboliques soient-elles. Car, pour les protéger au mieux, c’est bien l’ENSEMBLE de la biodiversité qu’il faut sauvegarder !

jeudi 2 août 2012

Les convictions : prisons de Nietzche ou moteur de changement?

J’ai lu récemment, sur un billet Facebook, une citation de Friedrich W. Nietzsche qui m’a interpellé : « Les convictions sont des prisons ». Ce propos, tiré du célèbre philosophe allemand, est intéressant à plus d'un titre. Car à mes yeux, au-delà des rattrapages politiques ou idéologiques que cette phrase peut entraîner, elle illustre, à elle seule, les paradoxes de notre temps.

Les convictions peuvent être effectivement des « prisons » intellectuelles, lorsque celles-ci deviennent des « idées fixes ». Ainsi, le contexte de remise en question des dogmes (religieux ou moraux notamment), sont à l’origine de cette remarque de Nietzsche. Une conviction dogmatique est ainsi un frein (voire un obstacle infranchissable) à la remise en question. Du reste, ce n'est pas pour rien que le scepticisme sous-tend le fond de la recherche scientifique, où (en principe du moins) la profession de foi est bannie.

La foi, seule et aveugle, est souvent ce qui pénalise la conviction, de manière générale. Elle empêche bien souvent le dialogue, instrument fondamental pour l'espèce de grands primates sans poil et sociaux qu'est Homo sapiens. Sans dialogue, pas d'échange, et sans échange, pas d'apprentissage ; la remise en question (idéologique, sociétale, personnelle, etc.), voire même la confirmation de certaines facettes d'une opinion, devient alors impossible.

Dans cette idée, on peut relever que nombre de « convictions », basées sur des peurs et sur l’ignorance (croyance indéfectible pour l’idéologie dominante (qui serait « la seule solution possible » selon Margaret Thatcher...), convictions populistes de gauche ou de droite, racisme et xénophobie, etc.), sont réellement contraires à l’exercice de la réflexion ; ce sont là de vrais freins évolutifs, socialement et culturellement, justifiant amplement le qualificatif de « prisons » utilisé par Nietzsche pour décrire les « convictions ».

Mais une conviction, n'est-ce obligatoirement que cela? Ne se limite-elle qu'à la théorie nietzschéenne?

Une conviction peut aussi se traduire par la mise en avant d’opinions avec un engagement fort pour les défendre. Certes, malheureusement, cette action est essentiellement prises par des politiciens. Cependant, l’engagement motivé par des convictions n’est pas forcément négatif, notamment lorsqu’il est citoyen (bénévolat, actions citoyennes diverses, etc.). Ici, la « conviction » s’illustre par la défense d’une idée. Et c’est bien ce qu’il manque de nos jours, des idées! Des idées critiques et engagées, qu'il s'agit de discuter, voire de défendre. Et sans conviction pour porter une idée, peut-être à contre courant de la pensée à la mode (rappelez-vous Galilée...), difficile de faire entendre celle-ci!

Mais il n’y a plus de conviction, plus d’opinion critique ; on reste passif, on râle certes un peu mais, au final, on suit le mainstream idéologique d’aujourd’hui, docilement, un peu comme une sorte de néo-religion : que ce mainstream idéologique se révèle de plus en plus dommageable pour la planète, que celui-ci se révèle de plus en plus inhumain et décadent, on ne veut tout simplement pas le remettre en cause ! Dans le cas de notre société, ce manque de conviction (et, partant, ce manque d’engagement, pas forcément dans un parti politique, mais pour une « cause » humaine, sociale, environnementale, dans la vie de tous les jours) et cette absence de critique face au capitalisme (par exemple) est précisément une forme de « prison ». Une prison dans laquelle, votes après votes, et au travers de nos habitudes de vie et de consommation, nous avons semble-t-il le plaisir de nous enfermer.

Par manque de conviction et d’idéal, ou par conviction idéologique que notre capitalisme, notre dogme, est « la seule solution possible » ? Les deux ? Une dualité intéressante - la conviction, tantôt prison intellectuelle, tantôt initiatrice de choix - que semblait ignorer Nietzsche dans sa phrase apparemment…

La conviction, dans le pire comme dans le meilleur, est le moteur de tout engagement. Elle peut, par la remise en cause qu’elle est susceptible de créer, abattre certaines « prisons », aussi dorées soient-elles pour certains. Arme d’abrutissement ultime ou moteur de changement, la « conviction » idéologique est à double tranchant, mais lorsqu’elle est fondée et argumentée, lorsqu’elle est loin de tout intérêt politicien ou financier, elle reste un facteur indispensable, selon moi, pour changer ce monde qui part littéralement en vrille (ou tout du moins, initier ce changement). N’en déplaise à M. Nietzsche !

Sans m’octroyer une compétence en philosophie que je n’ai pas, je prendrai cependant avec des pincettes ces tirades empruntées, parfois un peu vite, aux grands penseurs de notre histoire (merci les « citations du jour » ?). Bien souvent, elles ne servent qu'à justifier une opinion (ou une conviction?). Bien souvent, l'art de la citation (a fortiori sur les réseaux sociaux) réduit un argumentaire à la seule portée de la dite citation. Donc, prudence! Comme on peut faire dire n'importe quoi à des chiffres statistiques quand le contexte (variables de départ, limites, etc.) n'est pas décrit, on peut faire dire également tout et son contraire avec certaines références célèbres, en l’occurrence philosophiques.

Dans le cas qui nous intéresse, la conviction, comme d’autres traits de caractères ou de comportement, possède clairement une double facette, et n’est ni forcément bonne, ni forcément mauvaise ; cela dépend du contexte, de la manière dont « une conviction » est née, est utilisée ou modérée. Elle n’est donc pas plus aliénante que son contraire, l'absence (le manque) de conviction. Ce dernier est souvent associé à une ouverture d'esprit, une volonté de dialoguer ou au scepticisme, mais aujourd’hui, il est plutôt l’oreiller de paresse pour le maintien du statu-quo. Sources de réflexions et d’idées, ces grands philosophes ont eu aussi leurs limites… et eux-mêmes, humains qu’ils étaient, n’étaient pas immunisés contre l’erreur, ni contre la contradiction ! Il est ainsi amusant de constater que notre ami Nietzsche, en scientifique défendant ses théories, défendait bien avec « conviction » ses propres propos dans ses écrits, ceci même s’il tentait à démonter la notion même de conviction… De la conviction pour démontrer la dangerosité de la conviction, intéressant n’est-il pas ?

A l’instar du propos qui dit que celui qui est convaincu est quelqu’un « qui n’a jamais rien approfondi » (Emil Michel Cioran), auquel on pourra facilement rétorquer qu’à la spécialisation approfondie risque fort de s’accompagner le détachement des réalités globales et le manque d’une vision moins déformante procurée par une « prise de recul » souvent nécessaire, la conviction utilisée intelligemment et pour le bien commun n’est pas forcément quelque chose « pire que le mensonge ». Plus de nuance, que diable ! Le compromis est indispensable des fois, mais peut être une hypocrisie et un dogme d’autres fois ! 

Entre les lignes, on détecte souvent, dans cette critique unanime de la conviction idéologique, soit une (très) saine remise en cause des dogmes... soit un refus catégorique et un amalgame facile de positions jugées trop radicales (celui qui agit sur la base de ces convictions - comme nombres d'indignés de par le monde face au libéralisme - sont forcément des crétins enfermés dans leurs certitudes ; le compromis, obligatoirement centriste, a raison puisqu'il s'oppose, par définition, aux convictions). Vision des choses qui a du vrai - populisme, communisme, etc. - mais qui est aussi bien simpliste, et beaucoup trop réductrice! 

En fait, plus qu'une critique opposant convictions aux compromis, c'est bien l’éloge de la « sagesse » qu’il faut faire ; une sagesse qui, très loin des centres/hypercentres à la mode en politique ces temps (et totalement inefficaces dans un monde en crise), doit faire la balance entre compromis et actions, entre remise en question profonde des dogmes de société et conviction pour en changer le paradigme sur la durée. Une sagesse philosophique qui ne tombe pas dans les facilités où les amalgames, et qui prend en compte les dualités des options du compromis et de l'action, et surtout de la complexité du raisonnement humain.

Ainsi, même si je n’ai ni l’envie ni les compétences pour citer tel ou tel penseur ou philosophe, je dérogerai à la règle et, pour conclure, j’opposerai à la phrase de Nietzsche celle de Jean Rostand, moins manichéenne et, à mon sens, beaucoup plus pertinente : « Je n’ai pas de vérités, juste des convictions ».

Sandro Loi

dimanche 11 mars 2012

Votations fédérales et cantonales (Genève) du 11 mars : la peur s'est exprimée.

Bonjour à toutes et à tous,

A la colère suit la prise de recul, et à une heureuse surprise. Ce dimanche se sont déroulées des votations aux niveaux suisse et cantonales, notamment à Genève. La fin de l'après-midi s'est quelque peu embellie par le succès de l'initiative de Franz Weber, soutenue essentiellement par les écologistes, sur la limitation des résidences secondaires en Suisse, ces fameux lits froids co-responsables d'un mitage et bétonnage du territoire [1]. Je ne vais pas m'attarder sur ce point, mais il s'agit tout de même d'un moment historique dans la politique territoriale suisse. D'abord, une initiative fédérale de défense de la nature a réussi à gagner face aux lobbies de l'immobilier et de l'économie, très puissants. Enfin, ces derniers, surtout en Valais, ce sont illustrés par une campagne où débauche de moyens et violences verbales se sont côtoyées dans un grand mépris de démocratie, amenant même un certain malaise compréhensible chez d'autres opposants à l'initiative, plus sérieux et respectueux des règles démocratiques [2a][2b]. C'est historique, et une fois n'est pas coutume, l'environnement a remporté la manche face aux requins de l'immobilier, peut-être de moins en moins crédibles à la vue de la crise du logement dont ceux-ci profitent. Ne boudons pas notre plaisir.

Car pour le reste, cette journée de votation, tant du point de vue fédéral que de celui de Genève, est clairement une journée noire. D'où ma colère initiale...

D'abord au niveau suisse : l'harmonisation du prix du livre a été refusée, en droite ligne de la volonté des grandes chaînes de distribution (Migros), de l'uniformisation de la culture du livre sur les best-sellers et conformément à la vision très tatcheriste de la culture-business chère à la majorité libérale de ce pays ; l'initiative pour l'introduction de 6 semaines de vacances payées a elle aussi nettement échouée face au peuple [3]. L'argument de l'économie a porté : "plus de vacances, cela signifiera plus de chômage et moins de salaires". Travail.Suisse et la gauche n'ont pas su (ou pas pu) convaincre le peuple de la fumisterie de l'argumentaire des milieux patronaux. Ceux-ci ont crié à tout va que les 6 semaines de vacances allaient péjorer la sacro-sainte compétitivité. Les Vaudois se rappellent encore que l'usine de Nyon de Novartis devait, il y a peu, fermer pour raison de manque de compétitivité ; une pression populaire et politique a pu, étrangement, faire revenir les sbires de M. Vasella sur leur décision. Il est regrettable que, la responsabilité de licenciement étant - dans une logique libérale - du ressort privé de l'entreprise, celle-ci ne pourrait pas être tenue pour responsable de licenciements abusifs, si ceux-ci auraient été consécutifs à l'introduction de ces 6 semaines de vacances pour tous. Comme il est regrettable que les chantres économiques de la compétitivité sont généralement les premiers à bénéficier de plus de congé, comme le démontrait l'analyse parue dans le journal le Courrier le 5 mars dernier [4], mettant au registre de droit aux nantis les vacances et autres congés réparateurs.

Du point de vu cantonal maintenant : Genève se montre, une nouvelle fois, à "l'image de son image", c'est-à-dire très libérale en ce qui concerne le temps de travail (qu'il soit des adultes ou des enfants à l'école) mais très "soviétique" quand il s'agit de garantir les droits fondamentaux à l'expression citoyenne. Tout cela cependant dans une logique de conformisme avec les attentes de l'économie...

Ainsi, la loi de restriction des manifestations, sensée mettre les organisateurs de manifestations face aux responsabilités des dégâts inhérents à des actes de violence se produisant durant les dites manifestations, a été nettement acceptée. Victoire de la droite et de l'extrême-droite genevoise, en forme malgré le nombre de casserolles politiques que toutes deux se traînent, cette loi va clairement à l'encontre des droits fondamentaux (ONU, Commission Européenne des Droits de l'Homme), selon des ONG et, notamment, l'OCDE [5]. Elle est, de plus, anticonstitutionnelle [6], et un recours au Tribunal Fédéral devrait, je l'espère, être entrepris. Las, la pensée dominante n'en a cure des Droits de l'Homme, et montre au passage, ici, son vrai visage.

Pourtant, les cas de violences lors de manifestations sont extrêmement rares à Genève [7]. Ce n'est pas grave ; à l'heure où la crise met, de part le monde, une pression sensiblement plus accrue sur la finance, sur les marchés et sur les politiques, ceux-ci ne pouvaient pas manquer l'occasion de mettre des bâtons dans les roues des indigné-e-s de tout genre, des associations, politiciennes et politiciens de gauche ou ONG qui pourraient mettre en danger leurs avantages et prérogatives.

Mais comment comprendre le vote suisse d'aujourd'hui, alors que dans le monde, une volonté de regagner les droits fondamentaux et de mettre à mal les classiques indicateurs économiques pour un indicateur "du bien-être" se fait plus nette chaque jour? Comment le Suisse a-t-il pu mettre ses propres intérêts, directs ou indirects, derrière celui de l'économie, alors que celle-ci, Novartis l'avait montré récemment, ne compte que sur la compétitivité et, le cas échéant, n'en a rien à faire de l'aspect humain?

A la droite qui rétorquera que c'est la "raison populaire", je répondrai que c'est simplement la peur qui a dicté le vote. L'économie et les marchés sont aujourd'hui tout puissants. Ils déterminent les fonctionnements des pays, au-delà même de toutes marges de manœuvre démocratique (Grèce, etc.). A l'échelle locale, ils sont à la base du marché du travail, et à ce sujet, dictent "la pluie et le beau temps", là aussi en dehors de tout contrôle politique et démocratique. Le politique, majoritairement agenouillé au pied du dogme du "laisser faire", et qui donc proclame haut et fort qu'il n'a pas à mettre son nez dans les affaires privées d'une multinationale ou d'une banque... Heureusement que, dans le cas de Novartis, des élections cantonales vaudoises proches ont permis à cette classe politique de mettre ce dogme opportunément au placard. Pour les 6 semaines de vacances, on attendra...

C'est cette toute puissance qui a sans doute détourné nombre de citoyennes et de citoyens suisses du vote favorable aux 6 semaines de vacances. Comment, d'ailleurs, penser qu'on aurait pu voter "librement" pour une augmentation du temps de congé, alors qu'en même temps, la pression exercée par le travail pousse nombre de travailleuses et de travailleurs à ignorer des problèmes de santé, parfois graves, ceci par peur de manquer au travail (et, accessoirement, par peur des assurances maladie...)? Tant pis si la dite compétitivité nous tue tous à petit feu ; le pouvoir d'achat qu'elle laisse (seulement) miroiter nous fait, à l'instar d'une drogue dure, oublier les réalités et nous fait, apparemment, gober n'importe quoi. Piquant que la droite défende à telle point une drogue aussi dure que celle de la compétitivité et de l'appât du gain à tout prix! On est en pleine aliénation...

C'est un peu la même chose au sujet de la loi genevoise encadrant les manifestations. Les indigné-e-s genevois, comme à travers le monde, se sont évertué-e-s à dénoncer les dérives du monde de la finance. Genève, outre d'être un repère de banques de toutes tailles, est, on le sait moins, l'un des principaux carrefours mondiaux du commerce des matières premières [8]. Dénoncer les dérives du capitalisme dans une place financière comme Genève, où le commerce du pétrole a pignon sur rue (et sur politiciens), cela fait sans doute tâche. Et comme le landerneau politique, tant genevois que suisse, s'est efforcé à montrer l'importance de cette monoculture industrielle et financière pour la population, en minimisant son rôle néfaste dans les crises mondiales (on se souvient de l'analogie que le conseiller fédéral Couchepin faisait en 2007 entre le système bancaire et le système sanguin humain, ceci à l'aube de la crise UBS), on peut comprendre la réticence du peuple souverain à défendre ses propres droits d'expression. Que cela puisse, de plus en plus, s'apparenter à une "fascisation" de l'Etat, cela ne semble aucunement le gêner.

A l'opposer, la peur n'était peut-être présente que dans les rangs des nantis en ce qui concerne l'initiative de Franz Weber sur la limitation des résidences secondaires. Malgré une campagne "à l'artillerie lourde", violente à souhait, menée par la droite et les milieux immobiliers, le peuple, majoritairement peu concerné directement par la question mais de plus en plus sensible aux réalités environnementales, a moins hésité à affliger une bonne correction aux milieux qui, le reste de l'année, le tondent allègrement, à coup de loyers très (trop) élevés.

A l'heure où les thèses xénophobes et discriminantes rencontrent de plus en plus d'échos favorables médiatiques [9] et politiques [10], le vote genevois sur les manifestations à de quoi inquiéter. Mais ce serait sans compter sur la créativité de tout ceux qui, chaque jour, luttent pour que le monde puisse, un jour peut-être, être plus respectueux de chacun et de la nature qui nous fait vivre. Le modèle de la manifestation citoyenne est à revoir, à adapter, afin que ces bâtons dans les roues de l'expression des peuples que nous servent la droite et ses extrêmes puissent être habilement contournés. Peut-être que les messages, paradoxalement, en gagneraient en efficacité. C'est tout ce que je souhaite!

Tant le vote fédérale sur les 6 semaines de vacances que celui, genevois, sur la loi verrouillant le droit à manifester s'inscrivent dans une logique de peur : peur de l'autre, peur de remettre en cause ses liens avec des marchés peu éthiques, peur de l'économie qui n'hésitera pas à vous sacrifier si vous n'êtes pas performant où si ses chiffres ne lui conviennent pas! C'est cette logique de la peur, entretenue par les extrêmes-droites et par la droite classique lorgnant de plus en plus à tribord, qu'il faut rompre. Malgré l'aspect quasi caricatural du vote d'aujourd'hui, et l'ampleur de la crise ultralibérale qui devrait pourtant desservir durablement leurs "créateurs-profiteurs", cette logique est si bien implantée que la tâche s'avère bien rude. L'aliénation libérale, que Thomas Frank décrivait de manière forte dans le cas des politiques de droite au Kansas [11], est aussi bien présente en Suisse. Cette rupture de la logique de la peur n'en demeure pas moins la priorité absolue, en préparation à une rupture définitive au capitalisme, pour que le virage "humaniste" (pas dans le sens anthropocentrique) et écologique puisse véritablement s'opérer.

Un progrès s'est produit par l'acceptation de l'initiative de Franz Weber, des années après l'acceptation de l'initiative du Rothenthurm [12]. C'est que, malgré le poids de la pensée unique, un changement doit bien être possible!

Sandro Loi


Sources :

[1] Majorité des Cantons pour l'initiative de Franz Weber, ATS, 11 mars 2012, http://www.romandie.com/news/n/Majorite_des_cantons_pour_l_initiative_de_Franz_Weber93110320121603.asp

[2a] VS, une altercation entre Franz Weber, militant écologiste, et un commerçant s'est déroulée à Verbier, RTS, 16 février 2012, http://www.rts.ch/video/info/journal-19h30/3790487-vs-une-altercation-entre-franz-weber-militant-ecologiste-et-un-commercant-s-est-deroulee-a-verbier.html

[2b] Marteau et faucille pour battre Franz Weber, Marie Parvex, Le Temps, 8 mars 2012, http://www.letemps.ch/Page/Uuid/a3efa664-6898-11e1-8c39-92664d500950/Marteau_et_faucille_pour_battre_Franz_Weber

[3] La Suisse ne veut pas de vacances supplémentaires, AP, 11 mars 2012, http://www.romandie.com/news/n/La_Suisse_ne_veut_pas_de_vacances_supplementaires110320121823.asp

[4] Une question de justice, Benito Perez, Le Courrier, 5 mars 2012, http://www.lecourrier.ch/une_question_de_justice

[5] La loi anti-manifs de Genève comprime les droits fondamentaux, Plate-forme d'informations, HumanRights.ch, http://www.humanrights.ch/fr/Suisse/interieure/Protection/Securite/idart_8759-content.html

[6] Communauté Genevoise d'Action Syndicale, http://www.cgas.ch/SPIP/spip.php?rubrique217

[7] Loi sur les manifs ou matraque idéologique, Philippe Bach, Le Courrier, 24 février 2012, http://www.lecourrier.ch/loi_sur_les_manifs_ou_matraque_ideologique

[8] Swiss Trading SA. La Suisse, le négoce et la malédiction des matières premières. Déclaration de Berne (Éd.), Editions d'en bas, 368 pages, Lausanne, septembre 2011, ISBN 978-2-8290-0411-1

[9] Les Windisch-boys se lancent dans l'arène, Helen Brügger, 01 décembre 2012, http://www.edito-online.ch/archiv/editoklartext0112/editoklartext0112f/leswindischboysselancentdanslarene.html

[10] Succession de Mark Muller - Eric Stauffer vise le Conseil d’Etat. Mais est-il crédible?, Fabiano Citroni et Fedele Mendicino, Tribure de Genève, 29 févrie 2012, http://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/Eric-Stauffer-vise-le-Conseil-d-Etat-Mais-estil-credible/story/31166048

[11] Pourquoi les pauvres votent à droite? Comment les conservateurs ont gagné le coeur des Etats-Unis, Thomas Framk, Agone, 2008

[12] Marais et paysages marécageux, Pro Natura, http://www.pronatura.ch/marais

mardi 31 janvier 2012

Biodiversité 7 - Les autoroutes du vivant.

Dans mes billets consacrés à la biodiversité de notre planète, je fais souvent référence au phénomène de l'endémisme, c'est-à-dire lorsqu'une espèce ne se retrouve qu'à un seul endroit au monde. Cet endroit peut être une île, un récif marin, une montagne ou une vallée isolée. L'endémisme est souvent avancé par les écologistes comme raison importante quant à la préservation de la biodiversité. En effet, les espèces endémiques sont, par définition, rares et, généralement, ne comptent qu'un nombre relativement restreint d'individus. Qu'une surexploitation forestière décime complètement les bambous des forêts de Chine, et le panda disparaît de la surface de la Terre. La chasse intensive a anéanti les dodos, ces gros oiseaux incapables de voler, des îles des Mascareignes (Maurice), et ils ont définitivement disparu parce qu'ils n'existaient que là-bas.

Lézard géant de Grande Canarie (Gallotia stehlini), espèce endémique de l'île (photographie : Sandro Loi).

Pourtant, comme l'a relevé le biologiste Laurent Ballesta [1], si l'endémisme est quelque-chose de remarquable, le fait que l'on puisse trouver une même espèce dans de nombreuses régions du monde l'est tout autant. Ce point laisse clairement sous-entendre que les espèces, animales ou végétales, se déplacent au gré des contextes, tant biologiques qu'environementaux.

Ainsi, les plantes "migrent" en fonction du réchauffement climatique global ; des espèces méditerranéennes progressent vers le nord en Europe par exemple. D'une manière plus générale, les espèces végétales, dont la dissémination des graines ou des spores s'opère de plusieurs manières (par transport animal, par le vent, etc.) colonisent des lieux où température, ensoleillement, humidité ou encore nature des sols leur sont favorables. Ainsi trouve-t-on une pinède typiquement méditerranéenne dans le Vallon de la Laire, à l'extrême ouest du Canton de Genève ; le micro-climat plus doux qui y règne est propice à une espèce de pin que l'on trouve plutôt dans le sud de la France, donnant un air dépaysant à la région.

Une même espèce animale peut se trouver à son aise dans de nombreux endroit du globe, pourvu qu'il puisse, naturellement, y accéder par ses propres moyens. Les grands requins blancs sont rencontrés en Afrique du Sud, mais on en a retrouvé également en Méditerranée. L'ours brun des Alpes et des Pyrénées n'est pas très différents de l'ours brun que l'on rencontre de l'autre côté du continent eurasiatique, dans la péninsule du Kamtchatka. Selon les cas, nous avons des migrations saisonnières ou périodiques, ou bien des déplacements qui, parfois, ont donné lieu à de véritables colonisations : pensons à l'espèce humaine qui, lors de la dernière glaciation, a pu, via le détroit de Bering qui, à l'époque, se traversait à pied sec, passer de l'Eurasie à l'Amérique du Nord.

Le phénomène de migration saisonnière touchant les oiseaux est bien connu. A ce titre, Genève et plus globalement le Rhône forment une base pour un grand nombre d'oiseaux migrateurs. Ce phénomène est bien connu du grand public, en tout cas dans l'idée générale : les espèces migratrices nichent dans une région du monde, disons durant l'hiver boréal, par exemple l'Afrique, et remontent en été dans des contrées plus au nord.

Cette photographie aurait pu être prise dans une savane africaine ou dans une zone de mangrove asiatique. Or il n'en est rien. Cette Aigrette Garzette (Egretta garzetta) a été photographiée dans le sud de la France, à quelques dizaines de kilomètres du Cap d'Agde. Ce bel oiseau, que l'on peut apercevoir également en Suisse, migre généralement en Afrique durant l'hiver. Cette espèce d'oiseau est largement répartie dans le monde (photographie : Sandro Loi).

Mais les oiseaux ne sont pas les seuls à migrer bien sûr. Du gnou africain jusqu'au crapeau commun de nos régions, de nombreux animaux migrent, que ce soit pour échapper à des conditions climatiques défavorables, pour trouver de la nourriture ou pour la reproduction. Les saumons remontent des fleuves entiers pour arriver au lieu où ils sont nés, afin de s'y reproduire et de mourir. De nombreuses espèces de poissons tropicaux, après leur stade larvaire passé au large, gagnent un récif corallien où ils poursuivront leur développement vers le stade adulte, bien à l'abri ; de cette manière, des atolls sont ainsi régulièrement "approvisionnés" en poissons juvéniles. A l'instar de la migration des oiseaux, celles des poissons recèlent encore de nombreux mystères.

Reste que, quelque soit le motif de ces déplacements, il apparaît tout de suite à nos yeux un impératif évident : ces espèces doivent pouvoir emprunter des "passages" afin de pouvoir se déplacer. Le crapeau commun, après avoir hiberné dans une forêt, doit pouvoir parcourir les quelques kilomètres qui le sépare de sa résidence d'été, un marais. Comme nombres d'oiseaux migrateurs, notre aigrette garzette migratrice doit pouvoir trouver, sur son voyage entre l'Afrique et l'Europe, des haltes où se reposer et reprendre des forces, comme des zones humides. Certains animaux, aux territoires plus ou moins vastes, doivent parcourir parfois de longues distances pour pouvoir se nourrir.

C'est ici qu'apparaît la notion de "corridors biologiques". Ce sont des lieux de transit permettant aux espèces vivantes de se mouvoir d'un endroit à un autre. Le Rhône est l'un de ces corridors biologiques. Dans le Canton de Genève, la rade du Lac Léman et les berges du Rhône sont ainsi classées réserves d'oiseaux d'eau d'importance nationale et internationale.

Mais les activités humaines ont morcelé les habitats naturels et les écosystèmes. Là où un fleuve s'écoulait tranquillement est venu se planter un barrage hydroélectrique. Là où un cordon d'arbres offrait aux chevreuils, renards et autres sangliers un chemin de transit sûr et discret entre deux forêts est venu se placer un champ cultivé.

Les écologistes, puis certaines collectivités publiques, ont pris conscience que, pour sauvegarder la biodiversité, que ce soit au sein de réserves africaines comme en milieu urbain, la préservation ou la confection de corridors biologiques relevaient d'une importance capitale. Car la nature n'est pas statique. Pour que les espèces puissent subsiter, il faut parfois une réunion de plusieurs facteurs impliquant leur déplacement sans trop d'entraves : brassage génétique entre communautés, diminuer les risques d'épuisement des ressources alimentaires, favoriser les migrations, etc.

Ainsi, des échelles à poissons ont été construites auprès des barrages hydrauliques. Des haies d'espèces végétales indigènes sont peu à peu réinstallées, même en pleine ville. A Meyrin, en 2011, les réserves voisines des Crêts et des Fontaines ont été réunies en une seule entité, au prix de la fermeture d'une route frontalière (une première dans le canton du tout-voiture qu'est Genève), pour d'une part élever le statut du site au niveau national, mais aussi pour former un couloir biologique entre les deux réserves naturelles [2]. De manière générale, outre la protection des habitats, la prise en compte des déplacements d'espèces vivantes a pris une certaine ampleur dans le monde (connexion de réserves de faunes en Afrique, etc.).

La protection de la Nature est donc assez variée. On a tous à l'esprit le panda, menacé de disparition car cette espèce d'ours végétarien ne vit que dans une seule région du monde. D'autres espèces rares et endémiques sont les portes flambeaux de la protection des espèces, comme l'ours à lunettes (Tremarctos ornatus) d'Amérique du Sud, le pigeon appelé Carpophage des Marquises (Ducula galeata) ou encore le loup d'Abyssinie (Canis simensis) en Ethiopie. Mais autant la sauvegarde de toutes ces espèces rares et très menacées est très importante, autant la protection de ces "corridors biologiques" (rivières, zones humides, cordons forestiers, etc.) est également indispensable, même pour des espèces aussi peu menacées que notre aigrette garzette, même dans nos contrées urbanisées.

Car la Nature est un tout, un ensemble d'écosystèmes parfois éloignés mais jamais totalement indépendants. Si les espèces endémiques sont une richesse de la biodiversité, ces corridors biologiques, reliant le peu d'habitats naturels qui subsiste dans le monde, sont de vraies "autoroutes" du vivant, indispensables au bon fonctionnement de notre biosphère. Ce sont notamment grâce à eux que le miracle de la diffusion de la Vie partout sur notre planète a pu, et peut encore, se faire.

Sandro Loi

Série "Biodiversité", billet précédent : Biodiversité 6 - Sagesse naturelle.


Source :

[1] Ushuaïa Nature : la Constellation des îles, TF1 2002.

[2] Un nouveau visage pour Matégnin, Pro Natura Genève, http://www.espacemategnin.ch/marais.php

mardi 17 janvier 2012

Biodiversité 6 - Sagesse naturelle

Merveilleuse nature! C'est ce qui me vient à l'esprit lorsque je pense aux équilibres complexes qui définissent notre environnement. On a parfois de la peine à imaginer cela, mais la Nature que nous connaissons est loin d'être immuable. Des changements, parfois brutaux, arrivent, contraignant plantes et animaux à s'adapter, à migrer... ou à disparaître. D'autres changements sont plus diffus, comme la colonisation des îles océaniques par les plantes, puis les animaux (oiseaux, insectes, parfois mammifères et reptiles). Et à chaque fois, un équilibre est trouvé : trouvez-moi un endroit sur Terre qui n'a pas au moins sa colonie de microbes!

C'est là qu'on apprécie cette "sagesse" naturelle, lorsque ces équilibres s'établissent. Pour illustrer mon propos, faisons un petit voyage au Kamchatka. Cette péninsule de l'extrême-orient russe est le paradis des naturalistes. Avec près de 300 volcans, dont un dixième sont actifs, c'est aussi un haut lieu du volcanisme mondial, situé sur la célèbre ceinture de feu du Pacifique. Les volcans du Kamchatka ont d'ailleurs été classés en 1996 au Patrimoine Mondial de l'UNESCO.

Parmi ces volcans, le Kronotsky (3528 mètres) est peut-être l'un des plus beaux volcans du monde.

Le Mont Kronotsky, avec ses pentes douces, s'élève au-dessus de la Réserve de Biosphère du Kronotsky (photo : Yuri Doubik (Institute of Volcanology, Petropavlovsk), Global Volcanism Program (www.volcano.si.edu)).

Une rivière coule à ses pieds, où vient frayer une espèce de saumon, le saumon rouge Oncorhynchus nerka. Cet intrépide poisson, après quatre ans de vie dans l'océan, revient dans sa rivière natale pour se reproduire... et mourir.

Mais, lors d'une grosse éruption du Kronotsky survenue durant l'Holocène (il y a environ 10'000 ans), une coulée de lave s'écoula vers la rivière, et en interrompit le cours, formant ce qui allait devenir le Lac Kronotsky ; les saumons, prisonniers en amont, ne purent plus gagner l'océan.

Confinés dans un environnement clôt, les saumons n'avaient pas d'autres solutions que de s'adapter à la situation, notamment à la disponibilité des ressources alimentaires (moindres dans un lac que dans l'océan). Et c'est là que, à travers les millénaires, la "sagesse" naturelle a opéré : alors qu'un saumon atteint une bonne taille lorsqu'il vit dans l'océan, les saumons rouges du Kronotsky ont une taille adulte beaucoup plus petite. Cela leur a permis de survivre dans un environnement où les ressources sont plus limitées, leur taille plus faible étant consécutive à leur adaptation à ce milieu.

A terme, ce phénomène peut conduire à ce que l'on appelle la spéciation, c'est-à-dire la naissance d'une nouvelle espèce. Lorsque, pour une raison ou une autre, une forme vivante "attérit" dans un nouvel environnement et qu'elle arrive à survivre, l'évolution va pérenniser, en quelque sorte, les adaptations subies et une nouvelle espèce, parfois sensiblement différente de l'originale, apparaîtra, parfaitement adaptée à son habitat.

On observe ce phénomène dans les îles océaniques où, éloignées parfois de plusieurs milliers de kilomètres de toutes terres, elles ont développé une faune et une flore qui, souvent, leur sont propres (endémisme). On compte ainsi qu'il faut 30'000 ans pour qu'une nouvelle espèce puisse s'établir sur une île comme Hawai'i. Celle-ci peut y arriver par hasard (un oiseau détourné de son cap par une tempête, des graines portées par le vent, etc.). On comprend d'autant plus la fragilité de ces milieux naturels.

Mais que ce soit par "colonialisme" d'un nouvel environnement (espèces pionnières) ou à cause d'un changement climatique ou géographique (dans le cas des saumons du Kronotsky) perturbant les écosystèmes, la nature retrouve un équilibre, par les biais de l'évolution et de la spéciation. "L'intelligence", si l'on peut dire, de la machine Nature réside dans sa capacité à concilier les espèces avec les ressources présentes et les conditions régnant dans leurs environnements. Qu'une espèce d'insecte se retrouve coincée au fin fond d'une grotte, si la survie y est possible, il naîtra peut-être, des milliers d'années plus tard, une nouvelle espèce cavernicole, certainement dépigmentée et aveugle. Qu'à travers les caprices de la Terre (éruptions volcaniques, dérive des continents, etc.), un animal se retrouve isolé dans un espace plus réduit (île), et naîtra peut-être une espèce naine (comme l'éléphant nain de Sardaigne et de Sicile Elephas falconeri, disparu aujourd'hui).

D'innombrables espèces ont réussi, à travers les âges, à s'adapter à leur milieu changeant. Et Homo sapiens alors? Dans sa course éperdue à l'accumulation de richesses, celui-ci pille ces ressources à une vitesse "grand V". Pourtant, à l'instar du saumon rouge du Kronotsky et de son lac, notre environnement aussi est limité. Ainsi, il est amusant de constater qu'à ce titre, l'espèce humaine montre moins de sagesse que notre petit saumon.

Aurons-nous l'intelligence, non pas de "réduire notre taille pour devenir moins gourmand", mais de réduire notre "gourmandise" en ressources et rendre notre société plus responsable, humaine et écologique? On peut parfois en douter. Pourtant, l'adaptation aux réalités physiques de notre Terre - sa finitude notamment, et nos liens avec l'ensemble du vivant qui constitue notre biosphère - est autre que la clé de notre survie!

Sandro Loi

Série "Biodiversité", billet précédent :
Biodiversité 5 - Humain et animal, une relation à revoir dans le calme et la séreinité.