dimanche 11 mars 2012

Votations fédérales et cantonales (Genève) du 11 mars : la peur s'est exprimée.

Bonjour à toutes et à tous,

A la colère suit la prise de recul, et à une heureuse surprise. Ce dimanche se sont déroulées des votations aux niveaux suisse et cantonales, notamment à Genève. La fin de l'après-midi s'est quelque peu embellie par le succès de l'initiative de Franz Weber, soutenue essentiellement par les écologistes, sur la limitation des résidences secondaires en Suisse, ces fameux lits froids co-responsables d'un mitage et bétonnage du territoire [1]. Je ne vais pas m'attarder sur ce point, mais il s'agit tout de même d'un moment historique dans la politique territoriale suisse. D'abord, une initiative fédérale de défense de la nature a réussi à gagner face aux lobbies de l'immobilier et de l'économie, très puissants. Enfin, ces derniers, surtout en Valais, ce sont illustrés par une campagne où débauche de moyens et violences verbales se sont côtoyées dans un grand mépris de démocratie, amenant même un certain malaise compréhensible chez d'autres opposants à l'initiative, plus sérieux et respectueux des règles démocratiques [2a][2b]. C'est historique, et une fois n'est pas coutume, l'environnement a remporté la manche face aux requins de l'immobilier, peut-être de moins en moins crédibles à la vue de la crise du logement dont ceux-ci profitent. Ne boudons pas notre plaisir.

Car pour le reste, cette journée de votation, tant du point de vue fédéral que de celui de Genève, est clairement une journée noire. D'où ma colère initiale...

D'abord au niveau suisse : l'harmonisation du prix du livre a été refusée, en droite ligne de la volonté des grandes chaînes de distribution (Migros), de l'uniformisation de la culture du livre sur les best-sellers et conformément à la vision très tatcheriste de la culture-business chère à la majorité libérale de ce pays ; l'initiative pour l'introduction de 6 semaines de vacances payées a elle aussi nettement échouée face au peuple [3]. L'argument de l'économie a porté : "plus de vacances, cela signifiera plus de chômage et moins de salaires". Travail.Suisse et la gauche n'ont pas su (ou pas pu) convaincre le peuple de la fumisterie de l'argumentaire des milieux patronaux. Ceux-ci ont crié à tout va que les 6 semaines de vacances allaient péjorer la sacro-sainte compétitivité. Les Vaudois se rappellent encore que l'usine de Nyon de Novartis devait, il y a peu, fermer pour raison de manque de compétitivité ; une pression populaire et politique a pu, étrangement, faire revenir les sbires de M. Vasella sur leur décision. Il est regrettable que, la responsabilité de licenciement étant - dans une logique libérale - du ressort privé de l'entreprise, celle-ci ne pourrait pas être tenue pour responsable de licenciements abusifs, si ceux-ci auraient été consécutifs à l'introduction de ces 6 semaines de vacances pour tous. Comme il est regrettable que les chantres économiques de la compétitivité sont généralement les premiers à bénéficier de plus de congé, comme le démontrait l'analyse parue dans le journal le Courrier le 5 mars dernier [4], mettant au registre de droit aux nantis les vacances et autres congés réparateurs.

Du point de vu cantonal maintenant : Genève se montre, une nouvelle fois, à "l'image de son image", c'est-à-dire très libérale en ce qui concerne le temps de travail (qu'il soit des adultes ou des enfants à l'école) mais très "soviétique" quand il s'agit de garantir les droits fondamentaux à l'expression citoyenne. Tout cela cependant dans une logique de conformisme avec les attentes de l'économie...

Ainsi, la loi de restriction des manifestations, sensée mettre les organisateurs de manifestations face aux responsabilités des dégâts inhérents à des actes de violence se produisant durant les dites manifestations, a été nettement acceptée. Victoire de la droite et de l'extrême-droite genevoise, en forme malgré le nombre de casserolles politiques que toutes deux se traînent, cette loi va clairement à l'encontre des droits fondamentaux (ONU, Commission Européenne des Droits de l'Homme), selon des ONG et, notamment, l'OCDE [5]. Elle est, de plus, anticonstitutionnelle [6], et un recours au Tribunal Fédéral devrait, je l'espère, être entrepris. Las, la pensée dominante n'en a cure des Droits de l'Homme, et montre au passage, ici, son vrai visage.

Pourtant, les cas de violences lors de manifestations sont extrêmement rares à Genève [7]. Ce n'est pas grave ; à l'heure où la crise met, de part le monde, une pression sensiblement plus accrue sur la finance, sur les marchés et sur les politiques, ceux-ci ne pouvaient pas manquer l'occasion de mettre des bâtons dans les roues des indigné-e-s de tout genre, des associations, politiciennes et politiciens de gauche ou ONG qui pourraient mettre en danger leurs avantages et prérogatives.

Mais comment comprendre le vote suisse d'aujourd'hui, alors que dans le monde, une volonté de regagner les droits fondamentaux et de mettre à mal les classiques indicateurs économiques pour un indicateur "du bien-être" se fait plus nette chaque jour? Comment le Suisse a-t-il pu mettre ses propres intérêts, directs ou indirects, derrière celui de l'économie, alors que celle-ci, Novartis l'avait montré récemment, ne compte que sur la compétitivité et, le cas échéant, n'en a rien à faire de l'aspect humain?

A la droite qui rétorquera que c'est la "raison populaire", je répondrai que c'est simplement la peur qui a dicté le vote. L'économie et les marchés sont aujourd'hui tout puissants. Ils déterminent les fonctionnements des pays, au-delà même de toutes marges de manœuvre démocratique (Grèce, etc.). A l'échelle locale, ils sont à la base du marché du travail, et à ce sujet, dictent "la pluie et le beau temps", là aussi en dehors de tout contrôle politique et démocratique. Le politique, majoritairement agenouillé au pied du dogme du "laisser faire", et qui donc proclame haut et fort qu'il n'a pas à mettre son nez dans les affaires privées d'une multinationale ou d'une banque... Heureusement que, dans le cas de Novartis, des élections cantonales vaudoises proches ont permis à cette classe politique de mettre ce dogme opportunément au placard. Pour les 6 semaines de vacances, on attendra...

C'est cette toute puissance qui a sans doute détourné nombre de citoyennes et de citoyens suisses du vote favorable aux 6 semaines de vacances. Comment, d'ailleurs, penser qu'on aurait pu voter "librement" pour une augmentation du temps de congé, alors qu'en même temps, la pression exercée par le travail pousse nombre de travailleuses et de travailleurs à ignorer des problèmes de santé, parfois graves, ceci par peur de manquer au travail (et, accessoirement, par peur des assurances maladie...)? Tant pis si la dite compétitivité nous tue tous à petit feu ; le pouvoir d'achat qu'elle laisse (seulement) miroiter nous fait, à l'instar d'une drogue dure, oublier les réalités et nous fait, apparemment, gober n'importe quoi. Piquant que la droite défende à telle point une drogue aussi dure que celle de la compétitivité et de l'appât du gain à tout prix! On est en pleine aliénation...

C'est un peu la même chose au sujet de la loi genevoise encadrant les manifestations. Les indigné-e-s genevois, comme à travers le monde, se sont évertué-e-s à dénoncer les dérives du monde de la finance. Genève, outre d'être un repère de banques de toutes tailles, est, on le sait moins, l'un des principaux carrefours mondiaux du commerce des matières premières [8]. Dénoncer les dérives du capitalisme dans une place financière comme Genève, où le commerce du pétrole a pignon sur rue (et sur politiciens), cela fait sans doute tâche. Et comme le landerneau politique, tant genevois que suisse, s'est efforcé à montrer l'importance de cette monoculture industrielle et financière pour la population, en minimisant son rôle néfaste dans les crises mondiales (on se souvient de l'analogie que le conseiller fédéral Couchepin faisait en 2007 entre le système bancaire et le système sanguin humain, ceci à l'aube de la crise UBS), on peut comprendre la réticence du peuple souverain à défendre ses propres droits d'expression. Que cela puisse, de plus en plus, s'apparenter à une "fascisation" de l'Etat, cela ne semble aucunement le gêner.

A l'opposer, la peur n'était peut-être présente que dans les rangs des nantis en ce qui concerne l'initiative de Franz Weber sur la limitation des résidences secondaires. Malgré une campagne "à l'artillerie lourde", violente à souhait, menée par la droite et les milieux immobiliers, le peuple, majoritairement peu concerné directement par la question mais de plus en plus sensible aux réalités environnementales, a moins hésité à affliger une bonne correction aux milieux qui, le reste de l'année, le tondent allègrement, à coup de loyers très (trop) élevés.

A l'heure où les thèses xénophobes et discriminantes rencontrent de plus en plus d'échos favorables médiatiques [9] et politiques [10], le vote genevois sur les manifestations à de quoi inquiéter. Mais ce serait sans compter sur la créativité de tout ceux qui, chaque jour, luttent pour que le monde puisse, un jour peut-être, être plus respectueux de chacun et de la nature qui nous fait vivre. Le modèle de la manifestation citoyenne est à revoir, à adapter, afin que ces bâtons dans les roues de l'expression des peuples que nous servent la droite et ses extrêmes puissent être habilement contournés. Peut-être que les messages, paradoxalement, en gagneraient en efficacité. C'est tout ce que je souhaite!

Tant le vote fédérale sur les 6 semaines de vacances que celui, genevois, sur la loi verrouillant le droit à manifester s'inscrivent dans une logique de peur : peur de l'autre, peur de remettre en cause ses liens avec des marchés peu éthiques, peur de l'économie qui n'hésitera pas à vous sacrifier si vous n'êtes pas performant où si ses chiffres ne lui conviennent pas! C'est cette logique de la peur, entretenue par les extrêmes-droites et par la droite classique lorgnant de plus en plus à tribord, qu'il faut rompre. Malgré l'aspect quasi caricatural du vote d'aujourd'hui, et l'ampleur de la crise ultralibérale qui devrait pourtant desservir durablement leurs "créateurs-profiteurs", cette logique est si bien implantée que la tâche s'avère bien rude. L'aliénation libérale, que Thomas Frank décrivait de manière forte dans le cas des politiques de droite au Kansas [11], est aussi bien présente en Suisse. Cette rupture de la logique de la peur n'en demeure pas moins la priorité absolue, en préparation à une rupture définitive au capitalisme, pour que le virage "humaniste" (pas dans le sens anthropocentrique) et écologique puisse véritablement s'opérer.

Un progrès s'est produit par l'acceptation de l'initiative de Franz Weber, des années après l'acceptation de l'initiative du Rothenthurm [12]. C'est que, malgré le poids de la pensée unique, un changement doit bien être possible!

Sandro Loi


Sources :

[1] Majorité des Cantons pour l'initiative de Franz Weber, ATS, 11 mars 2012, http://www.romandie.com/news/n/Majorite_des_cantons_pour_l_initiative_de_Franz_Weber93110320121603.asp

[2a] VS, une altercation entre Franz Weber, militant écologiste, et un commerçant s'est déroulée à Verbier, RTS, 16 février 2012, http://www.rts.ch/video/info/journal-19h30/3790487-vs-une-altercation-entre-franz-weber-militant-ecologiste-et-un-commercant-s-est-deroulee-a-verbier.html

[2b] Marteau et faucille pour battre Franz Weber, Marie Parvex, Le Temps, 8 mars 2012, http://www.letemps.ch/Page/Uuid/a3efa664-6898-11e1-8c39-92664d500950/Marteau_et_faucille_pour_battre_Franz_Weber

[3] La Suisse ne veut pas de vacances supplémentaires, AP, 11 mars 2012, http://www.romandie.com/news/n/La_Suisse_ne_veut_pas_de_vacances_supplementaires110320121823.asp

[4] Une question de justice, Benito Perez, Le Courrier, 5 mars 2012, http://www.lecourrier.ch/une_question_de_justice

[5] La loi anti-manifs de Genève comprime les droits fondamentaux, Plate-forme d'informations, HumanRights.ch, http://www.humanrights.ch/fr/Suisse/interieure/Protection/Securite/idart_8759-content.html

[6] Communauté Genevoise d'Action Syndicale, http://www.cgas.ch/SPIP/spip.php?rubrique217

[7] Loi sur les manifs ou matraque idéologique, Philippe Bach, Le Courrier, 24 février 2012, http://www.lecourrier.ch/loi_sur_les_manifs_ou_matraque_ideologique

[8] Swiss Trading SA. La Suisse, le négoce et la malédiction des matières premières. Déclaration de Berne (Éd.), Editions d'en bas, 368 pages, Lausanne, septembre 2011, ISBN 978-2-8290-0411-1

[9] Les Windisch-boys se lancent dans l'arène, Helen Brügger, 01 décembre 2012, http://www.edito-online.ch/archiv/editoklartext0112/editoklartext0112f/leswindischboysselancentdanslarene.html

[10] Succession de Mark Muller - Eric Stauffer vise le Conseil d’Etat. Mais est-il crédible?, Fabiano Citroni et Fedele Mendicino, Tribure de Genève, 29 févrie 2012, http://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/Eric-Stauffer-vise-le-Conseil-d-Etat-Mais-estil-credible/story/31166048

[11] Pourquoi les pauvres votent à droite? Comment les conservateurs ont gagné le coeur des Etats-Unis, Thomas Framk, Agone, 2008

[12] Marais et paysages marécageux, Pro Natura, http://www.pronatura.ch/marais