vendredi 28 février 2014

Biodiversité 11 - Le vivant, d'une merveille à l'autre.

Un homme passionné et passionnant.

J'adore écouter ou lire Marc Giraud [1][2]. Ce naturaliste français fait parti de ces scientifiques passionnés, dont le discours, loin d'ennuyer, est une invitation au partage, à l'émerveillement, et nous permet de voyager et de découvrir des facettes insoupçonnées de notre monde. Humour, anecdotes et récits vulgarisés sont aussi l'occasion de casser certaines idées reçues que nous pourrions avoir. 

La Terre ne nous apparaît plus comme cette terra incognita des explorateurs passés, et nous pensons, à tord, en avoir (vraiment) fait le tour. En témoigne ce que nous en savons de cette facette de notre planète, au combien négligée et maltraitée : la biodiversité. Et des idées reçues justement, Marc Giraud en casse un certain nombre durant ces quatre minutes d'interview dans l'émission CQFD de la Radio Télévision Suisse [3].

10'000 nouvelles espèces, des jungles jusqu'à un stade de baseball des Yankees.

La Nature reste mal connue ; à cela s'ajoute qu'elle est toujours en mutation, ne serait-ce que par les processus de l'évolution du vivant, ou encore son adaptation aux changements climatiques. Ainsi découvre-t-on des espèces "nouvelles" pour un pays donné, même en Suisse comme en témoigne le Centre Suisse de Cartographie de la Faune (CSCF) [4]. 19 espèces d'invertébrés ont été récemment découvertes pour la première fois sur le territoire, lors d'une étude sur les vignobles tessinois [5]. Les oiseaux ne sont pas en reste, changeant leurs habitudes au gré du climat. En témoigne la pourtant très cosmopolite Grande Aigrette (Ardea alba), qui a niché pour la première fois en Suisse en automne 2013 [6]. Quant aux plantes, un endroit aussi inattendu qu'un bord d'autoroute devient un lieu de nouvelles découvertes [7]. Enfin, la Suisse possède ses propres "nouvelles espèces" pour la science, endémiques (c'est-à-dire qu'on ne trouve nul part ailleurs) : on dénombrait en 2001 51 espèces animales endémiques (des invertébrés) [8] ; il y a aussi quelques rares plantes uniques au monde, comme la Pulmonaire helvétique (Pulmonaria helvetica) [9].

Grande aigrette (Ardea alba), Teppes de Verbois (Genève). Photo de l'auteur.

Évidemment, ce petit coin d'Europe n'est pas l'Amazonie. De la dizaine de milliers de nouvelles espèces découvertes chaque année selon Marc Giraud (nouvelles observations ou découvertes pour la science), l'essentiel nous provient évidemment de lieux plus isolés, comme les forêts tropicales d'Amérique [10], d'Afrique [11] ou d'Asie [12], ainsi que les océans [13]. Plus surprenant est de savoir que, même dans nos villes, de nouvelles espèces pour la science peuvent aussi être trouvées. Marc Giraud nous relate ainsi l'extraordinaire découverte de cette grenouille-léopard, à quelques pas du Yankee Stadium à New York. Cette surprise a montré aux scientifiques, mais surtout au monde, à quel point la biodiversité, même urbaine, était méconnue [14] ; d'une marre près d'un centre sportif new-yorkais jusqu'aux marchés asiatiques, on ne sait jamais sur quelles bestioles on risque de tomber!

Notion floue.

Une autre source d'émerveillement, lorsqu'on aborde la biodiversité, c'est que la notion même d'espèce vivante n'est pas une notion définie, claire et indiscutable (j'ai traité cette question dans mon article "Biodiversité 9 - Principe de discontinuité à double tranchant" [15]). Ce flou ne trouble pas notre naturaliste. Au contraire, Marc Giraud y trouve une source d'émerveillement dans cette nature où la réalité côtoie le fantastique. Et tant pis si cela perturbe les certitudes d'Homo sapiens.

Les espèces sont déterminées, de prime abord, par des critères morphologiques (forme du bec, couleur du pelage, détails anatomiques, etc.). Lorsque le matériel génétique est disponible, on peut recourir à la génétique. On les classe d'habitude selon une nomenclature binomiale, soit deux termes, le genre animal (ou végétal) et l'espèce (dans cette nomenclature, l'humain est ainsi classé dans le genre Homo et l'espèce sapiens). On a coutume d'admettre comme "même espèce" deux individus (dans le cas d'espèces sexuées) qui, après accouplement, donnent un nouvel individu non stérile ; il en découle en principe une idée de "compatibilité génétique". Selon cette idée, deux espèces distinctes ne peuvent en principe se reproduire entre elles ou, dans le cas d'espèces proches, ne donner que des descendants stériles (c'est statistiquement le cas du mulet, un croisement entre un âne Equus asinus et une jument Equus caballus).

Or, Marc Giraud nous parle du lion (Panthera leo, soit selon la nomenclature binomiale : genre Panthera, espèce leo) et du tigre (genre Panthera mais espèce tigris), et de plus en plus de cas d'hybridations (entre un lion et un tigre) donnant des petits "tigres-lions" fertiles, et non stériles! Deux "espèces", à priori différentes morphologiquement et génétiquement, peuvent en faite se reproduire entre elles! "La Nature n'en a rien à faire" des conventions humaines, lâche le naturaliste.

Différences entre espèces, différences entre le vivant et le non-vivant (virus), différences entre le monde animal et le monde végétal : les limites sont moins nettes que ce que l'on aurait tendance à penser. De nouvelles "idées reçues" que Marc Giraud, avec l'enthousiasme qui le caractérise, abat avec plaisir.

Loin des idées simplistes des humains : nature rime avec complexité.

Dans notre recherche de nouvelles espèces, Marc Giraud nous montre que cette quête, c'est aussi une odyssée dans un océan de complexité, où nos certitudes parfois les plus profondes ne résistent pas à l'examen attentif. Il en est de la notion d'espèces, il en va de même pour l'évolution. Francis Hallé [16], botaniste français de renommée mondiale, est un fervent défenseur de la cause des plantes. Dans l'imaginaire collectif, la plante en général, par sa lenteur et son apparente passivité, a donné lieu à tout un florilège de termes insultants ou péjoratifs (être un légume, se planter, végéter, etc.). Or, l'étude botaniste a montré que les arbres pouvaient "dépasser", en quelque sorte, l'animal supérieur dans la capacité à s'adapter à un environnement fluctuant, probablement pour palier leur fixité. Si un animal a besoin de plusieurs "générations" pour qu'une modification de son génome puisse s’opérer au sein de l'espèce, certains arbres ont la possibilité de modifier leur propre génome - l'ADN n'est pas le même d'une partie de l'arbre à l'autre. Francis Hallé pense qu'il s'agit d'un moyen de s'adapter aux conditions environnementales, les arbres pouvant vivre longtemps et ne se déplaçant pas comme les animaux, parlant ainsi "d'altérité de l'arbre" [17]. Bref, on n'a pas fini avec les surprises de Mère Nature.

Cette Mère Nature qui, entre image d’Épinal et craintes multiples, n'a cessé d'inspirer, en bien ou en mal, l'être humain, à coup de mythes, de légendes, parfois d'idées reçues. Concernant ces idées reçues, Marc Giraud nous a montré qu'elles ne résistent bien souvent pas aux faits scientifiques. Une de celles qui ont la vie dure est cette "prétendue loi du plus fort", que nombre d'idéologues ont repris à leur compte pour justifier la loi du plus fort dans l'économie humaine... 

On pense, un peu à tord, que c'est l'être vivant le plus fort, le plus rapide ou le plus féroce qui survit dans la course à la vie et à l'évolution. Or, si cela se vérifie ponctuellement, dans le temps comme dans les espèces considérées (prédation, etc.), cette idée n'est absolument pas une vérité absolue. Tant d'espèces incroyablement perfectionnées et puissantes, des Anomalocaris [18] "top prédateurs" des mers cambriennes (il y a 500 millions d'années) jusqu'aux puissants dinosaures et aux terribles Tyranosaurus rex, ont disparu au cours des âges, alors que de petits êtres (des mammifères pas plus gros qu'une musaraigne dans le cas de l'extinction des dinosaures) leur ont bien souvent survécu. Plutôt que de force brute et de "loi du plus fort", ce qui a dû compter, ce sont plus les capacités d'adaptation, couplées à de la chance (mais oui). Une capacité d'adaptation qui a, n'en déplaise aux individualistes, fondamentalement conduit la vie à coopérer!

La magie du vivant : la symbiose.

Oui, la "magie", le "fantastique" dont parle Marc Giraud, je trouve que l'on peut s'en rendre compte dans ce constat : la vie est une coopération. Hormis les bactéries et autres virus, toutes les formes sur Terre reposent sur la cellule eucaryote [19]. Notre peau, nos muscles, les tissus d'une éponge, d'un chat ou d'une araignée, les feuilles d'un chêne, le thalle d'un champignon, toutes ces structures du vivant reposent sur un assemblage de cellules disposant d'un noyau (où se trouve l'ADN), de petites organelles comme les mitochondries (les usines productrices d'énergie de la cellule).

Schéma simplifié d'une cellule animale. Source : http://biologie.wikispaces.com/cellules+et+tissus

A côté, les bactéries, plus primitives, sont plus simples et dépourvues de noyau. L'une des théories de l'évolution, permettant d'expliquer comment la vie est passée, après son apparition et au cours des âges, des bactéries primitives aux cellules eucaryotes, repose précisément sur la coopération - la symbiose pour être exacte. Lynn Margulis a émis cette hypothèse en 1970 dans son article The Origin of Eukaryotic Cells [20] ; elle pense que toutes ces organelles composant nos cellules eukaryotes (mitochondrie, chloroplaste pour les plantes, etc.) seraient en fait d'anciennes bactéries qui, au cours de l'évolution, se sont symbiotiquement liées. Selon cette théorie, toute la vie multicellulaire et évoluée a découlé de cette symbiose.

Si cette théorie s'applique aux origines de l'évolution, l'aspect de la symbiose est tout aussi important chez les êtres vivants aujourd'hui. Ainsi, nous même pouvons vivre en bonne santé, car nous vivons en symbiose avec toute une variété de bactéries, dont les quelques kilogrammes de bactéries intestinales. En outre, l'un des éléments régulant la quantité de gaz carbonique sur Terre est le corail, colonie de polypes vivant en symbiose avec une algue ; il semble que c'est grâce à cette algue que le corail peut transformer le gaz carbonique dissout dans l'eau de mer en carbonate de calcium et fabriquer les récifs [21]. Enfin, selon un autre aspect, les forêts, notamment tropicales, ne seraient pas ce qu'elles sont sans la coopération d'une myriades de micro-organismes vivant dans les sols [22].

Une complexité à protéger.

Pas d'image d’Épinal ici ; il s'agit juste de montrer que la nature est plus complexe qu'on aimerait le croire. Et que, sauf par l'art de la vulgarisation que maîtrisent si bien des gens comme Marc Giraud, la simplification n'est pas bonne conseillère pour tenter d'expliquer cette nature. Elle devient même intolérable lorsqu'elle permet de "justifier" ici une déforestation, là une surpêche, où lorsqu'elle tente d'excuser toutes les atteintes, toutes les destructions que nous portons, nous tous, à cette nature qui nous a enfanté.

Non, il s'agit plutôt de transmettre cet enthousiasme, cette émerveillement que Marc Giraud, dans ces livres comme dans ces discours, tente de nous communiquer. Écoutons donc ce naturaliste, soyons attentif aux récits de ce botaniste Francis Hallé et, ensemble avec ces personnes de sciences, et malgré ces périodes tourmentées, de crises et de doute, faisons le pari de l'intelligence! Protégeons cette complexité du vivant, protégeons la nature!

Sandro Loi

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Sources

[1] Marc Giraud, http://www.marcgiraud-nature.net/

[2] Les animaux de Marc Giraud, http://lesanimauxdemarcgiraud.blogspot.ch/

[3] Le comment du pourquoi: nouvelles espèces. Comment faire pour découvrir de nouvelles espèces?, interview de Sarah Dirren, CQFD, Radio Télévision Suisse, http://www.rts.ch/audio/la-1ere/programmes/cqfd/5599173-le-comment-du-pourquoi-nouvelles-especes-24-02-2014.html

[4] Nouvelles espèces pour la Suisse, Centre Suisse de Cartographie de la Faune, http://www.cscf.ch/cscf/page-20444_fr.html


[5] Découverte de nouvelles espèces d’invertébrés dans les vignobles du Tessin,
Marco Moretti et Valeria Trivellone, Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage WSL, 2013, http://www.revuevitiarbohorti.ch/artikel/2013_06_f_383.pdf

[6] Une nouvelle-venue de l’Est a niché pour la première fois en Suisse (29.10.2013). Nouvelle espèce sur la liste des oiseaux nicheurs, Station ornithologique suisse, http://www.vogelwarte.ch/une-nouvelle-venue-de-lest-a-niche-pour-la-premiere-fois-en-suisse.html


[7] DEUX ESPÈCES HALOPHILES NOUVELLES POUR LA SUISSE: SPERGULARIA SALINA J. ET C. PRESL ET CATAPODIUM LOLIACEUM (HUDSON) LINK, Franco Ciardo et Françoise Hoffer-Massard, site du Réseau de Bibliothèques de Suisse Occidentale, https://doc.rero.ch/record/27788/files/35-15.pdf

[8] Liste des espèces endémiques, état : 2001, Département de l'environnement, des transports, de l'énergie et de la communication, http://www.bafu.admin.ch%2Fpflanzen-pilze%2F07931%2Findex.html

[9] PULMONAIRE HELVETIQUE Pulmonaria helvetica Bolliger, Fiche n°20, Service des forêts, de la faune et de la nature, Inspection cantonale des forêts, Canton de Vaud, http://www.vd.ch/fileadmin/user_upload/themes/environnement/forets/fichiers_pdf/fiches_action/F20_Fiche_d_action_pulmonaire_suisse.pdf


[10] Quinze nouvelles espèces d’oiseaux découvertes en Amazonie, ATS-AFP, Le Temps, 24 mai 2013, http://www.letemps.ch/Page/Uuid/8a5391ac-c44f-11e2-a06d-d04f45c04ac8/Quinze_nouvelles_esp%C3%A8ces_doiseaux_d%C3%A9couvertes_en_Amazonie

[11] A la découverte des crocodiles cavernicoles oranges au Gabon, Institut pour la Recherche et le Développement, 13 octobre 2011, http://www.ird.fr/toute-l-actualite/actualites/communiques-et-dossiers-de-presse/a-la-decouverte-des-crocodiles-cavernicoles-oranges-au-gabon

[12] Des centaines de nouvelles espèces découvertes en Asie du Sud-Est, Laureline Duvillard, Tribune de Genève, 12 décembre 2011, http://archives.tdg.ch/actu/monde/region-grand-mekong-endroit-reve-biologistes-2011-12-12


[13] Creatures of the Celebes Sea, An expedition to an unexplored sea seeks new species, Kate Madin, Oceanus Magazine, Woods Hole Oceanographic Institution, 13 mars 2009, http://www.whoi.edu/oceanus/feature/creatures-of-the-celebes-sea

[14] Découverte d'une nouvelle espèce de grenouille léopard à Manhattan,

[15] Biodiversité 9 - Principe de discontinuité à double tranchant, Sandro Loi, http://sandroloi.blogspot.ch/2012/10/biodiversite-9-principe-de.html

[16] Francis Hallé, Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Francis_Hall%C3%A9

[17] Francis Hallé et la mystérieuse "altérité de l'arbre", propos recueillis par Frank Tenaille, CESAR, 14 octobre 2011, http://www.cesar.fr/francis-halle-cesar-2011

[18] Anomalocaris, Les schistes de Burgess, http://www.burgess-shale.rom.on.ca/fr/galerie-des-fossiles//especes-vue.php?id=1&ref=i

[19] Comparaison des cellules des Procaryotes et des Eucaryotes, Université d'Angers, http://biochimej.univ-angers.fr/Page2/TexteTD/5TDBioCellL1/1TDComparProEucar/1TDCompProEucar.htm

[20] Endosymbiosis: Lynn Margulis, Université de Berckley, http://evolution.berkeley.edu/evolibrary/article/history_24

[21] Coraux & Récifs, Archive du climat, Lucien Montaggioni, Collection Interactions, Société Géologique de France, Vuibert, ISBN 978-2-7117-4065-9

[22] L'origine de la biodiversité, Intervenants: Antoine Guisan, chef du groupe "écologie spatiale" du département écologie et évolution de l’Université de Lausanne, et Elena Havlicek, pédologue (spécialiste des sols), mais aussi des écosystèmes en général, un sujet de Silvio Dolzan, CQFD, Radio Télévision Suisse, 27 février 2014, http://www.rts.ch/la-1ere/programmes/cqfd/5609619-l-origine-de-la-biodiversite-27-02-2014.html.