Cher Monsieur Hollenweg,
J’ai occasionnellement l’opportunité de lire vos prises de position, notamment depuis la nouvelle mouture du Courrier. Si je ne partage pas toujours vos affirmations, je reconnais en vous un agitateur d’idées, chose très utile et bienvenue dans une société trop formatée. Ainsi, vos propos parfois à contre courant ont, au moins, le mérite de lancer le débat et la discussion, choses que je salue.
Mais un débat constructif ne peut, à mon avis, se faire que lorsque l’idée de départ n’est pas excessivement simpliste (ce qui ne veut pas dire simple, j’insiste). C’est ce qui gangrène, de mon point de vue, l’actualité politique et citoyenne en ce moment, notamment à Genève. Des idées qui, sur le fond, peuvent même avoir une réalité incontestable sont, à force de simplifications et de manipulations, sorties de leur contexte et vidées de leur sens premier. On l’a vu avec le vote sur les minarets, où la question de départ – un vote sur une autorisation de construire – s’est vue opportunément transformée en vote contre une improbable islamisation de la Suisse. A Genève, vous n’êtes pas sans savoir non plus qu’une vision simpliste et réductrice sur les frontaliers, l’insécurité ou les mendiants, trouvant un large écho à la droite de l’échiquier politique, a fait au final le lit du Mouvement Citoyen Genevois. A trop simplifier un problème, au lieu de le vulgariser – ce qui n’est pas la même chose –, on perd le contact avec son fondement et on déroule du même coup le tapis rouge aux milieux populistes. C’est au moins un risque !
Je connaissais votre position personnelle face au projet de déclassement des Cherpines-Charrotons, à Plan-Les-Ouates. Je ne la partageais pas mais je pouvais comprendre que, politiquement, face à la pénurie de logements comme le connaît Genève, vous et vos camarades socialistes preniez part au mouvement défendant ce projet. 3'000 logements, ce n’est pas rien ! Mais je regrette vivement que le débat puisse prendre, notamment sous votre plume, une tournure simplificatrice qui n’est pas sans rappeler certains raccourcis idéologiques empruntés sans discontinuer par notre populisme local.
Dans l’édition du Courrier du mardi 19 avril, vous concluez votre chronique par le choix que devront faire les électeurs le 15 mai prochain : « loger les humains ou les légumes ». Si l’article aborde, reconnaissons-le, quelques parts non négligeables du problème de l’aménagement du territoire de la région (notamment l’emprise des zones villas), l’argument « percutant », qui reste à l’esprit et opportunément mis en fin de chronique, ne provient que de cette conclusion, issue d’une poussiéreuse idée : « loger les humains ou les légumes ». Simplification digne des milieux immobiliers ! Car le choix, symbolisé par ce projet où la part économique est indéniable – agrandissement de la zone industrielle, création d’un centre sportif –, va bien au-delà de cela.
A lire les positions des référendaires, personne ne s’oppose à la création de ses 3'000 logements. Plus globalement, on ne pourra pas s’affranchir du déclassement de petite partie de zones agricoles, comme de certaines zones villas. L’absence de compromis dans le projet des Cherpines-Charrotons est, par contre, déconcertante. Les opposants s’interrogent surtout, visiblement, au projet global et à ses aspects opaques. Il y a plus de cinq ans, un groupe d’experts de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Genève avait tablé que, pour un déclassement de 1% de la zone agricole, près de 15'000 logements pouvaient être créés. Le projet des Cherpines-Charrotons n’en comptait plus que 10 fois moins initialement, sauf erreur. Sous pression des référendaires semble-t-il, on en est maintenant à 3'000 sur la même surface. On peut se demander d’où proviennent ces fluctuations… Mais, finalement, les années passant, les projets évoluent de toute manière. Peut-être n’y a-t-il rien de plus que cela ?
Ce qui m’intéresse plus particulièrement, c’est le fond du problème. Est-ce que ce projet est destiné aux habitants de la région, où ne servira-t-il, au final, qu’à attirer les entreprises sur la nouvelle zone industrielle liée aux Cherpines-Charrotons (annulant, du moins en partie, la détente escomptée au niveau de la crise du logement) ? Risque-t-on dès lors de connaître, pour le logement, le même effet que ce que Meyrin a connu pour ses crèches, où la construction de l’EVE des Champs-Fréchets (150 places) n’a pas suffit à répondre à la demande ? Mais surtout, comment est-ce possible, au 21ème siècle, qu’un projet, devant déclasser une zone pourtant fertile en termes agricoles, ne prenne pas en considération, dès le départ, l’aspect de la production locale de denrées alimentaires ?
Prépondérance de la place économique genevoise et autonomie alimentaire sont les questions pourtant fondamentales qui doivent motiver le choix des électeurs le 15 mai prochain, non pas le fait de privilégier l’agriculture au détriment des gens ! Certes, elles sont plus difficiles à expliquer. Le rôle de la promotion économique du canton est souvent vu à l’origine de la création d’emplois, alors que son rôle plus ou moins indirect dans l’accroissement des besoins en mobilité ou encore son inaction dans le maintien des activités existantes sont occultés. Difficile à expliquer, surtout face à la force du lobby économique genevois et ses ramifications dans les « médias gratuits » (on trouve le même argument ridicule des « écologistes bloquant un écoquartier » dans la feuille de chou dénommée « Tout l’immobilier » et la campagne du PLR genevois ; indépendance de la presse, où es-tu ?). Mais je me serais attendu, au moins, à vous voir plus prolixe sur la souffrance humaine que crée notre demande sans cesse croissante en produits agricoles de l’étranger. Bien sûr que l’urgence du logement à Genève est une réalité (d’ailleurs bien entretenue par les milieux immobiliers, hausses des loyers obligent) ! Cette réalité implique de faire des compromis. Bien sûr que la création des Cherpines-Charrotons ne va pas, à elle seule, péjorer encore plus la situation des travailleurs agricoles en Andalousie ou dans le nord de l’Afrique et doper l’immigration. Mais, par l’acceptation de ce projet, le signal positif donné aux promoteurs et aux politiques pour mettre en place des processus de déclassements importants de zones agricoles sans tenir compte de la production locale de denrées alimentaires en circuits courts est dangereux à long terme et va totalement à l’encontre d’une vision politique où la souffrance humaine, où quelle soit, n’est sensée ne plus être ignorée.
D’habitude, vous défendez, Monsieur Hollenweg, à l’instar de vos collègues de parti, des positions générales que je qualifierai de profondément humanistes. Loin de moi l’idée de remettre en cause votre sincérité et les engagements que votre groupe a promis et tente de porter dans un contexte politique difficile. Les aspects sociaux, je le sais, vous sont importants et vous tiennent à cœur. Dès lors, je m’interroge sincèrement sur le fait que vous reléguiez aux simples préoccupations égoïstes de « bobos » le constat que, en l’état, ce projet d’aménagement, loin de n’être qu’une simple création de logements, pose le vrai problème de la perte de nos zones agricoles indigènes sans qu’aucune compensation ne soit pensée. Ce n’est pas qu’une question de sauvegarde des cardons AOC ! Notre dépendance alimentaire auprès de grands groupes agro-industriels, aux comportements éthiques et humains souvent discutables, devrait pourtant trouver un écho réel auprès d’un militant des droits sociaux comme vous. De même, les conditions de travail des ouvriers agricoles dans les greniers de l’Europe – sud de l’Espagne, Italie, etc. –, l’appauvrissement des ressources des pays du Tiers-Monde et les problèmes écologiques liés à la surproduction, ceci pour le seul bénéfice du Nord à l’agriculture déclinante, devrait vous forcer à plus de retenue dans vos propos. Au moins pour souligner que ce ne sont pas les référendaires tels que les écologistes qui bloquent les projets, mais bien l’incompétence et le dogmatisme idéologique des dirigeants, empêchant la constitution de projets clairs et durables, où toute la problématique liée à l’aménagement du territoire est incluse dès le départ ! Au moins pour dire, même si vous défendez ce projet pour les 3'000 logements promis, que la question n’est pas uniquement de choisir entre « loger les légumes ou loger les humains », mais bien de savoir si nous sommes prêts à perpétuer un aménagement du territoire qui, même s’il se teinte opportunément de « vert » (économie d’énergie, etc.), se rattache encore, en reléguant la question de notre autonomie alimentaire, aux modèles périmés du siècle passé.
Comme avec le rôle de la promotion économique dans les problèmes que rencontrent Genève, on ne « noie pas le poisson » (la crise du logement) en parlant de l’aspect de l’alimentation locale dans le cadre des Cherpines-Charrotons. On est juste honnête vis-à-vis des citoyens ! Ce qu’il faut pour Genève, et on a pris du retard là-dessus, c’est plus de réflexions et moins de dogmatisme économique, et des projets bien conçus, où une vision globale à long terme – et non pas uniquement les intérêts pécuniaires à court terme – est privilégiée. Car finalement, un quartier se construit pour durer !
Le populisme, à Genève, a visiblement marqué profondément l’activité politique de nos jours. L’argumentation de fond, et surtout le courage de porter cette dernière sur le devant de la scène, n’ont plus la cotte. A cela, on préfère des arguments faciles à la réflexion. Si de telles méthodes ne me surprenaient plus de la part du MCG, de l’UDC et du camp bourgeois en perte d’arguments, elles me choquent beaucoup plus quand elles sont utilisées par le camp se disant, à juste titre, en opposition. Que le PS et vous ne souhaitiez pas vous opposer à la création de 3'000 logements est à la limite politiquement compréhensible. Mais que cela se fasse au moins en prenant le débat dans toute son ampleur, c’est-à-dire en parlant aussi des impacts sociaux et écologiques qu’une agriculture locale déclinante implique ici comme ailleurs. Les citoyens pourront ainsi voter en toute connaissance de cause. A voir, après, si vos convictions s’en trouveront respectées ou non…
Au plaisir de vous lire.
Sandro Loi
Bravo! Cela fait du bien de lire de tels propos dans l'environnement genevois actuel. Julien
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