L’une des
principales croyances populaires héritées de notre histoire, mais
encore vivace en ce début de 21ème siècle, c’est la
distinction, quasi automatique, quasi hermétique, entre notre espèce et le reste du
vivant. Cette croyance veut que l’être humain soit une espèce,
non – tant pis pour la répétition – un être à part, distinct
du reste du monde animal. Cela nous a permis, dans le passé, de
fermer les yeux sur des catastrophes écologiques – extinctions
d’espèces, déforestation, expérimentations animales, etc. –
que, de nos jours, une très timide prise de conscience écologiste
tente de rattraper.
Mais, lorsque l’on
s’arrête un moment sur cette croyance, on se rend compte que les
implications, scientifiques mais aussi philosophiques et pratiques, de cette « croyance »
– ce principe de discontinuité – ne se limitent pas au « seul »
écologisme.
Les implications sont plus vastes. Parfois, elles sont
nécessaires ; souvent, en revanche, elles illustrent une erreur, une vision des choses complètement fausse, aux conséquences fâcheuses, voire dramatiques…
Le principe de
discontinuité, nous y baignons tous, tous les jours.
Le principe de
discontinuité, globalement, je le qualifierai par le fait de séparer
un ensemble ou un continuum, de façon à pouvoir effectuer des
classements ou des catégorisations. De prime abord, on en voit tout
de suite des avantages ou les nécessités. Cela permet d’appréhender
des données, phénomènes ou propriétés qui, s’ils étaient pris
de manière continue, seraient bien trop complexes à manipuler ou à
gérer.
Tant que l’on ne va
pas jusqu’aux fondements de la matière, le monde nous apparaît
comme continu. Analogique, dirait-on lorsque l’on parle de
phénomènes variant dans le temps, comme le son. Notre oreille
fonctionne de manière analogique. Mais un son analogique, donc pris
de manière continue, et bien… cela représente beaucoup d’informations.
En technologie, on a ainsi numérisé ces signaux, comme le son, pour
les enregistrements ou la diffusion ; l’amplificateur et le
haut-parleur de notre lecteur de musique numérique retranscrivent en
son analogique ces données, pour que nos oreilles puissent les
percevoir. Par cette numérisation des sons, cette discontinuité
introduite par l’échantillonnage numérique de ceux-ci, on s’est affranchi
de certains défauts, mais cela a entraîné, concrètement, une perte d’information.
En contrepartie, différentes techniques de codages (MP3, OGG, etc.)
ont permis le stockage numérique de grandes quantités de données
dans des supports de plus petites tailles ; pour simplifier,
imaginez la taille des vieilles cassettes audio (analogiques) qu’il
faudrait si l’on souhaitait y stocker l’ensemble des musiques
enregistrées dans un smartphone actuel (plusieurs dizaines d'heures) !
Les sciences
naturelles sont les championnes du principe de discontinuité. On
« classe », on « catégorise », on
« échantillonne ». En témoigne la notion d’espèces
vivantes ; chaque espèce, qu’elle soit animale, végétale,
microbienne ou virale, est classée (taxinomie). On applique en
principe des règles reproductives : deux espèces distinctes ne
peuvent se reproduire entres elles, ou donnent un individu stérile.
D’une manière plus
évidente, notre société procède, elle aussi, à des
« échantillonnages », des discontinuités nécessaires,
en principe du moins, pour son bon fonctionnement. On distingue donc les gens
en droit de vote des jeunes en dessous de 18 ans (en Suisse). On
distingue les étudiants selon des filières et des niveaux. On
distingue les pauvres des classes moyennes, elles-mêmes distinctes
des classes aisées. La liste serait longue, tant la société
humaine ressent le besoin impérieux de classer, catégoriser… et
donc d’introduire une notion de discontinuité entre les individus.
Une vision
tronquée !
On le voit, il y a
quelque chose de très artificiel dans ce principe de discontinuité.
Le biologiste, spécialiste de l’évolution Richard Dawkins
explique bien ces limitations, dans son livre Il était une fois
nos ancêtres : une histoire de l'évolution (en anglais : The
Ancestor's Tale: A Pilgrimage to the Dawn of Life). Par exemple,
prenons le cas classique des niveaux dans la formation scolaire.
Mettons que l’on distingue les « bons » élèves dans
le « niveau A », des élèves « moyens » dans le « niveau B » et des élèves en difficulté dans le « niveau
C ». Dawkins argumente que, bien qu’une distinction de faite
se fait entre les différents niveaux (avec, je le conçois, les
jugements sociaux et de débouché qui peuvent en découler), il
existe plus de « différences » entre les extrêmes d’un
même niveau, que entre, disons, le « moins bon » du
niveau A et le « meilleur » du niveau B.
De la même manière,
Dawkins, en bon pourfendeur du créationnisme, critique la notion
même d’espèces vivantes, dans le sens qu'elle introduit une discontinuité artificielle. Il reconnaît certes la nécessité de
catégoriser les espèces, pour que l’on sache « de quoi l’on
parle ». Mais il souligne aussi ces limites. Par exemple,
appliquer le principe de discontinuité sur la base de fossiles de
formes de vie éteintes est hasardeux : comment savoir si deux
« espèces considérées comme distinctes » ne pouvaient
pas se reproduire entre elles, lorsque l’on a, comme seules traces
de leurs existences, que des fossiles, « empruntes » de
leurs ossements, figées dans la roche ?
De même, Dawkins
argumente les limites de ce principe de discontinuité également
avec des espèces actuelles. En Europe du nord existent deux espèces
de goélands ; l’un est clair - le goéland argenté Larus argentatus -, l’autre foncé - le goéland brun Larus fuscus -, et, bien qu'ils se côtoient, ne se
reproduisent pas entre eux (d’où la classification de ces goélands
en deux espèces distinctes). Maintenant, si vous faites le tour du pôle, vers l'ouest, vous vous apercevrez que les goélands argentés sont de moins en moins "argentés", plus vous vous dirigerez vers l'ouest! L’espèce claire, l'argenté, peut se
reproduire avec un individu un peu plus occidental. Celui-ci peut se
reproduire avec des goélands que l’on trouve plus à l’ouest encore, en Amérique du Nord. Un peu plus foncé, ceux-ci peuvent se croiser avec succès avec
des goélands de Sibérie. De plumage plus foncé, ces derniers
peuvent aussi se reproduire avec des goélands se trouvant un peu
plus à l’est encore… jusqu’à ce que l’on se retrouve avec
une compatibilité génétique avec notre goéland foncé européen, Larus fuscus.
En effectuant la boucle, on se rend compte qu’il existe, en fait,
un continuum entre deux espèces considérées comme distinctes en un point donné.
On retrouve se
continuum lorsque l’on considère l’évolution des espèces dans le temps. Il
est évident que, à un instant donné, on ne peut pas dire qu’un
« enfant » puisse être d’une espèce différente de
ses parents. La notion d’espèce n’a de sens qu’à un moment
considéré. Notre principe de discontinuité, s’il est une aide pour "s'y retrouver",
ne représente donc pas les faits. Par rapport à l’espèce
humaine, ce principe nous est paru évident par rapport au reste du
monde animal, parce que nos ancêtres nous séparant génétiquement
de nos plus proches cousins les Chimpanzés – c’est-à-dire les
autres espèces d’hominidés nous ayant précédé, comme Homo
ergaster ou, beaucoup plus récemment, Homo (sapiens ?)
neanderthalensis – ont tous disparus.
Dans le monde du
vivant, le principe de discontinuité entre les espèces est une
sorte de « vision », bien commode pour pouvoir
classifier, mais tronquée, car causée par la disparition de 99% des
formes de vie ayant jamais existées sur Terre, c’est-à-dire des
ancêtres de toutes les formes actuelles, humains compris.
Considérant cela, le principe de discontinuité n’est plus valable ;
bien qu’il ne soit pas possible à un humain de se reproduire avec
un poisson, il a existé un continuum vivant qui, le long des âges,
nous relie aux poissons primitifs du Silurien (il y a plus de 420 millions d'années), et même jusqu’aux bactéries
de l’aube de la vie, ancêtres communs à toutes les espèces
vivantes aujourd’hui, il y a plus de 3.5 milliards d’années.
Le spécisme en prend
un coup, tout comme le dogme créationniste qui nous a habitué à nous considérer "à part" sur la Terre. Ce fait scientifique nous rapproche donc plus de ce monde
animal (et végétal) que le principe de discontinuité nous a
habitué, des siècles et des siècles durant, à regarder de haut,
souvent avec mépris et négligence, le reste des espèces vivantes sur notre planète.
De tragiques limites !
L’aspect écologiste
n’est pas tout, comme je l’ai écrit plus haut. Les rapports
humains peuvent aussi souffrir des limites du principe de
discontinuité. Dawkins a parlé de ces limites dans l’exemple du
classement des élèves en niveaux. Historiquement cependant, il y a
eu aussi, et surtout, ces tragiques classements « raciaux »,
comme entre les « blancs » et les autres. De la traite
des Noirs jusqu’aux épurations ethniques, en passant par
l’holocauste juif, le principe de discontinuité a eu son lot de sang et
de souffrance. Parce qu’ils étaient considérés comme des
non-humains, une dizaine d’indiens Kaweskar avaient été déportés
de leurs terres de l’extrême sud chilien en 1881 et placés dans
des zoos (oui oui) en Europe, avant d’y mourir d’en d’atroces
conditions ; le principe de discontinuité dans toute son
ignoble « splendeur ».
Ce principe peut aussi
se manifester de manière perverse. Pour les dirigeants et puissants
de ce monde, un seuil est souvent utiliser pour juger si, oui ou
non, la mondialisation a eu des effets dans l’éradication de la
pauvreté dans le Tiers-Monde : le seuil de pauvreté absolue.
La Banque Mondiale utilise le seuil de 1.25 dollar par jour (source :
Wikipedia :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Seuil_de_pauvret%C3%A9),
en y intégrant divers critères comme le pouvoir d’achat.
Difficile à évaluer, le nombre de personnes en dessous de ce seuil
est cependant estimé couramment à près de 1.2 milliards. La discontinuité
du seuil de pauvreté peut servir d’indicateur, comme tant
d’autres, mais peut-il être plus que cela ? Mettons que ce chiffre de
1.2 milliards, ramené à la population globale, baisse ces
prochaines années. Cela voudrait dire que, proportionnellement, un
nombre moindre de personnes « gagnent » moins de 1.25
dollars par jour ; mais, est-ce que ces personnes, passées
au-dessus de cette ligne artificielle de 1.25 dollars, sont plus
heureuses, et moins dans la misère effective (sachant que, notamment
dans la paysannerie, de nouvelles restrictions agro-industrielles
sont arrivées, comme l’impossibilité de réutiliser gratuitement
les graines d’une récolte) ? Autrement dit, gagner 1.3
dollars par jour rend-il plus heureux, par rapport au seuil de
pauvreté ? Poussons le raisonnement encore plus loin : est-ce que les peuples ne gagnant rien (car en dehors de l'économie de l'argent), comme, par exemple, les bushmens du désert namibien ou les Korowai de Papouasie-Nouvelle Guinée (vivant des ces étonnantes maisons de bois construites aux sommets d'arbres tropicaux immenses), seraient plus heureux si leurs membres gagnaient un revenu de 1.25 dollars par jour, ou plus? Pas si sûr, les normes qui sont les nôtres n'étant pas forcément celles qui conviennent à ces peuples libres.
La question de la pertinence de ce seuil de discontinuité qu'est le "seuil de pauvreté" se pose ;
pourtant, il est courant chez les dirigeants ou les puissants de ce
monde de prendre ce genre de seuils de discontinuité (ou autres
indicateurs forts discutables comme le PIB), sortis de tout contexte,
pour justifier une prétendue avancée sociale. Un peu comme le faisaient les missionnaires par le passé, convaincus que la conversion au christianisme sortiraient les peuples premiers de leur "misère".
A l’instar des
spécistes et des créationnistes dans le domaine de l’évolution
et de l’écologie, mettre une discontinuité là où il n’y en a
pas véritablement est aussi une arme idéologique pour des gens sans
scrupule, afin de justifier leur soif de profit. La « révolution
verte » et les OGM, qui ont montré leur parfaite incapacité à
éradiquer la faim dans le monde, comme la course aux matières
premières de quelques très riches traders occidentaux, en sont de
tristes exemples modernes !
Un principe à
double tranchant !
J’ai tenté de
montrer que le principe de discontinuité, s’il est nécessaire,
dans certains cas, à notre propre fonctionnement, possède un revers
potentiellement peu reluisant. Comme toute chose, lorsqu’un
concept, une idée ou une croyance, devient un dogme de société, il
y a lieu de s’inquiéter, de se poser des questions.
Du point de vue
spéciste, on a vu que la séparation entre l’humain et le reste de
la biosphère n’est qu’une vue de l’esprit, alimentée par
notre propre méconnaissance de l’Histoire du vivant, et
malheureusement forte utile lorsqu’il s’agit de justifier telles
ou telles atteintes à l’environnement. Nous ne sommes pourtant ni
indépendants, ni étrangers aux écosystèmes qui nous entourent.
Notre avenir dépend de cette prise de conscience.
Mais, même au sein de
notre propre espèce, Homo sapiens, des discontinuités
parfois pratiques peuvent être aussi nuisibles et catastrophiques.
La discontinuité de « capacité » ou de « potentiel »
entre hommes et femmes, pour archaïque qu’elle soit, justifie encore
aujourd’hui des différences de traitement, qu’elles soient sociales ou
salariales. Et ces discontinuités ethniques que je relatais plus haut
n’ont pas disparues aujourd’hui. En Suisse comme dans le reste de
l’Europe, les Roms, entres autres, peuvent en témoigner,
stigmatisés honteusement dans un déchaînement d’ignorance pas si
étranger que celui qui a conduit ces indiens de Terre-de-Feu à
mourir dans des zoos européens au 19ème siècle.
Une arme à double
tranchant, ce principe de discontinuité, qui, à l’instar du
couteau de cuisine, peut se transformer en arme sanglante et terrible
lorsque le dogme prend le pas sur la raison.
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