dimanche 6 octobre 2013

6 octobre, Genève a son aube dorée

Image : Martial Trezzini/Keystone, RTS (http://www.rts.ch/info/regions/geneve/5266903-taux-de-participation-de-28-a-deux-jours-des-elections-genevoises.html)


Je m'étais promis de ne pas commenter les votations cantonales genevoises de ce 6 octobre 2013, tant le résultat était prévisible. Et bien non, je n'ai pu me retenir, ni même attendre la publication des chiffres officiels ; quelque puissent être ces chiffres, la tendance, claire et sans appel, est là : près d'un tiers du gouvernement est à l'extrême droite!

Et j'ai honte. Honte de cette politique genevoise, cumulant les âneries. Honte de cette droite "libérale", qui ose encore se définir humaniste, mais qui depuis une bonne décennie, forte de sa majorité, s'est déconnectée de la population pour se rapprocher de l'élite oligarchique économique, et a déroulé le tapis rouge à l'extrême droite, à coup d'austérité, de politique "sécuritaire" et de diabolisation de l'étranger migrant. Il est fort à parier qu'après la déconfiture de ce 6 octobre, cette droite libérale va continuer, à l'instar de ce que racontait un conseiller d'état PLR vaudois, à singer l'extrême droite. Mais comme on dit, il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis...

J'ai honte de cette gauche (dont certains amis Facebook appellent très justement la "drauche" ou "groite") qui, sous prétexte d'être minoritaire, a trop concédé, trop avalé de couleuvres, trop fait de concessions, pour rester crédible, tant à sa base qu'auprès des abstentionnistes. On ne peut lutter contre la pollution, contre les inégalités sociales ou pour les droits humains, si dans le même temps, on tolère la présence de multinationales du négoce de matières premières (pétrole, etc.) à coup d’allègements fiscaux, ou que l'on défende, d'une manière ou d'une autre, la croissance. J'ai honte de cette gauche molle, verte et socialiste, qui a sombré dans l'illusion du "centre", tombant ainsi dans le piège de ce que certains politologues appellent à raison "l'hyper-centre", nouvel extrémisme du paysage politique.

J'ai honte aussi de cette gauche de la gauche, dont les crises d’ego à répétition ont laissé sur le carreau, depuis 8 ans, près d'une quinzaine de pour-cents des votants, permettant au cancer de l'extrême droite de s'installer pour durer. La gauche de la gauche la plus bête du monde, qu'on disait. Heureusement, cette gauche de la gauche a, apparemment, appris de ses erreurs et, enfin unie, pourrait bien sauver les meubles en entrant au Grand conseil ; reste qu'avec environ 8%, on reste encore loin des scores potentiels des années précédentes. Le mal est fait!

J'ai honte de cette abstention. Plus de 60% des citoyennes et citoyens genevois n'ont même pas daigné faire un acte "citoyen" d'une simplicité pourtant enfantine : glisser deux listes (même neutres) dans une enveloppe, et l'envoyer (sans frais) par la poste. Dans un canton connu nationalement comme étant celui des râleurs, on ne se bouge pourtant pas beaucoup pour corriger le tir. Il en résulte que Genève ne change pas et reste à droite. Où si, quand même un peu : elle plonge encore un peu plus dans la vague brune.

J'ai honte de ces médias locaux ou nationaux (le porte parole des populistes le GHI, la Tribune de Genève, le Matin, le gratuit 20 Minutes) d'avoir délaissé leur rôle de contre-pouvoir, d'avoir abandonné l'information de fond, l'enquête journalistique et la critique du pouvoir. Un candidat d'Ensemble à Gauche a eu beau de pousser un coup de gueule juste sur le plateau de la Radio Télévision Suisse, dénonçant les biais démocratiques des débats organisés par la chaîne publique, l'écho que ce coup de gueule aurait mérité a été faible. Pourtant, la presse locale comme suisse baisse de qualité, la mainmise des intérêts économiques (Tamedia, etc.) étant forte. Maintenant, à l'image de la Tribune de Genève et de sa rédaction, on ne cherche plus à savoir si les peurs de la population sont fondées ou non ; pour garder des parts de marché, on ne fait donc que de suivre ces peurs. Banquiers, financiers et autres avocats d'affaire (pourtant nombreux parmi les cadres d'un parti d'extrême droite qui cartonne à Genève) peuvent continuer à jouer impunément avec les fortunes de l'oligarchie, lui permettant d'échapper à ses devoirs civiques. La place économique genevoise peut continuer à appauvrir le monde en jouant avec ses ressources, et tant pis si des gens se voient contraints d'émigrer pour cela. Tout va bien à Genève : l'emploi est bon ... et on ne parle pas trop de l'explosion des aides sociales, du cas Gate Gourmet, des Emplois de Solidarités ou des grèves à l'Office Cantonal de l'Emploi. Pour ne donner que ces exemples... Et bien sûr, il se trouve des journalistes star des médias genevois, comme Pascal Decaillet, pour se réjouir du triomphe de l'extrême droite... Tout est dit!

Enfin, j'ai honte de ce canton et de ses citoyens! Dans une région où, jusqu'ici du moins, l'éducation et la formation fonctionnaient encore pas trop mal, il est insensé de voir les partis de l'ignorance, les partis les plus xénophobes, les partis où la culture brille par son absence, être portés à la majorité comme ceci. Mais, dans une société où la publicité est toute puissante, où la consommation compulsive est une raison de vivre (nous poussant à accepter bêtement des libéralisations d'ouvertures de magasin par exemple), et où Nabilla est plus médiatisée que l'érosion de la biodiversité ou la souffrance chronique due aux politiques d'austérité budgétaire, nous avons peut-être là, sous nos yeux, la preuve de l'abrutissement de notre population par le dogme ultralibéral. Et bien oui, la publicité et le consumérisme nous ayant rendu suffisamment con pour acheter tout et n'importe quoi, ils nous ont aussi rendu assez con pour voter comme nous l'avons fait ce dimanche 6 octobre!

Mais au fond, comme je le relevais dans mon billet Vague brune, on peut se poser une question : qui, en Europe, peut ne pas connaître cette honte de voir l'Histoire, la sale Histoire, se répéter? Partout, dans cette Europe, l'extrême droite gagne du terrain. Après les Juifs des années 30, ce sont les Roms, migrants, musulmans ou encore les frontaliers qui sont venus les remplacer sur l'autel des vindictes populaires. Ironie du sort, cette même Europe, qui a eu l'honneur, parfaitement déplacé et injustifié, de recevoir le Prix Nobel de la Paix, vient d'être éclaboussée par la tragédie de Lampedusa (une de plus), soulignant les dérives de cette coupable politique du repli sur soi. Qu'importe : après la Grèce et son Aube dorée ou l'Autriche et son FPÖ, Genève vient de redonner confiance, pour cinq ans, à l'extrême droite xénophobe. La région des institutions internationales, perd définitivement son titre d'ouverture sur le monde.

J'ai lu quelque part qu'en Occident, le confort, la stabilité et la paix avait une bizarre tendance à enfanter la connerie. La richissime Genève, en mettant à la majorité le Mouvement Citoyen Genevois, l'UDC et leur cohorte d'avocats d'affaire travaillant ou ayant travaillé avec des sociétés offshore, de financiers proches des banques ou de copains de propriétaires immobiliers, vient d'en donner une spectaculaire illustration!

Sandro Loi




samedi 5 octobre 2013

17'000 morts aux frontières, 20 ans de crimes européens contre l'humanité.

Cercueils des victimes du 3 octobre, Lampedusa. Source : REUTERS/Antonio Parrinello, RFI (http://www.rfi.fr/afrique/20131010-lampedusa-assouplissement-regles-asile-italie-europe).



Lampedusa, un 3 octobre...

Ce jeudi matin 3 octobre, un bateau transportant 450 à 500 migrants provenant de la Corne de l'Afrique a sombré au large de l'île italienne de Lampedusa, en Méditerranée. En ce jour (vendredi 4 octobre), on compterait près de 300 victimes, les espoirs de retrouver des survivants parmi les disparus étant nuls. Il y avait de nombreux enfants en bas âge sur l'embarcation. Les scènes de ces petits corps flottant ont choqué sauveteurs et pêcheurs. C'est la plus grande tragédie en mer touchant des migrants dans cette région, mais pas la première, et de loin ; déjà en juin 2011, 200 à 270 migrants originaires d'Afrique subsaharienne s'étaient noyés en tentant de gagner Lampedusa [1].

Triste tableau, qui vient s'ajouter à une liste déjà longue de migrantes et de migrants, morts en tentant de gagner "l'eldorado" européen ; selon l'ONG Migreurop [2], ce serait près de 17'000 migrants qui, fuyant guerres, pauvreté ou problèmes environnementaux, aurait succombé aux portes de l'Europe en vingt ans. Une hécatombe qui se déroule dans le plus grand silence...

En Europe et en Suisse, le migrant n'est pas une victime ; c'est un criminel!

Car en Europe, voyez-vous, le migrant n'est pas une victime. 70 ans après les chasses aux sorcières juives et les cortèges de chemises noires, "l'Ancien monde" a, à nouveau, besoin de boucs-émissaire pour y déposer tous ses maux. Ces boucs-émissaires de la crise, du mal-être ou du chômage, ce sont, à tour de rôle, Roms, ressortissants de l'ex-Yougoslavie, émigrés musulmans, africains, requérants d'asile. En Suisse, cette criminalisation des migrants et des étrangers a même amené l'UDC, parti de la droite dure, comme première force politique du pays. L'immigration néfaste en tête de programme, requérants d'asile "criminels et profiteurs" comme cibles, le parti de Christoph Blocher n'a pas rencontré que des succès, mais a su "droitiser" toute la politique suisse, transformant par exemple le radicalisme bourgeois, historiquement humaniste, en un Parti Libéral Radical (PLR) fervent partisan de la criminalisation des requérants d'asile [3]

Criminaliser le migrant, c'est facile en Suisse (et en Europe [4]) et c'est porteur politiquement. Cela permet, en outre, comme le raconte Jean-Léonard Touadi dans le Monde [5], de se voiler la face sur nos propres responsabilités, tant sur les tragédies comme celle de Lampedusa, que sur le phénomène propre de l'immigration vers l'Europe :

"Ces morts nous interpellent au plus profond des ressorts éthiques, économiques, géopolitiques et culturels de nos sociétés. Il y a une sorte de gigantesque refoulement. On ferme les yeux sur ce drame car les ouvrir signifierait qu'il faut s'interroger sur nos responsabilités par rapport au modèle économique, aux échanges inégaux entre nos sociétés et ces pays, à une globalisation de l'injustice qui n'a pas suivi la globalisation des flux financiers et des marchés."

C'est sûr que, lorsqu'on sait que, grosso modo, 80% des richesses mondiales sont concentrés chez les 20% de sa population (dans les pays du nord), on peut bien se demander quelle mouche aura piqué le migrant voulant aller en Europe...

L'Afrique, supermarché des Occidentaux ou de l'Asie.

L'Europe voit encore en l'Afrique un magasin bon marché dans lequel on peut se servir [6]. Elle n'est d'ailleurs pas la seule ; l'Asie (Chine), la Russie ou les États-Unis lorgnent sur ce vaste continent aux ressources naturelles importantes (et aux états et gouvernements fragiles ou manipulables à souhait). Par exemple, les flottes de pêche industrielle européennes ou asiatiques croisent depuis longtemps au large du Sénégal. Alors que la pêche représentait encore, en 2012, 17% du PIB de ce pays, ses stocks de poisson se sont effondrés ces dernières années. Bien sûr, une surexploitation des pêcheurs locaux est en cause, mais à celle-ci se rajoute celle massive des flottes étrangères, russes [7] comme françaises ou espagnoles, agissant avec la bénédiction de l'Union Européenne [8]. Ce problème n'étant pas limité au seul Sénégal, de nombreux autres pays africains commencent à s'opposer à ce pillage en règle des ressources halieutiques par les pays occidentaux et l'Asie. Ce problème est d'autant plus grave que le poisson, dans toutes ces régions côtières africaines où le climat est parfois rude, rentre dans l'essentiel de l'alimentation humaine (24.7 kg par personne en 2007 au Sénégal, contre 17 kg en moyenne dans le monde (FAO 2010) [9]). Entre guerres, troubles et conflits qui ont ensanglanté la Corne de l'Afrique, à l'est de l'Afrique cette fois, il est ainsi intéressant de noter que la vague de piraterie, qu'ont connu les eaux baignant cette région, a eu aussi comme origines ce pillage des ressources halieutiques, directement ou indirectement [10] dû aux activités économiques historiques occidentales et européennes.

Quant à la Suisse, ce n'est pas mieux. Glencore, numéro 1 mondial du négoce de matières premières et plus grosse société en Suisse en terme de chiffre d'affaire, est souvent attaqué par les ONG pour ses activités minières en Afrique [11] [12] et ces privilèges fiscaux, ici [13], comme ailleurs où ils participent à l'appauvrissement de ces pays (notamment en Zambie où, malgré des cours du cuivre favorables, Glencore est arrivé à ne déclarer aucun bénéfice [14]). Du reste, les propos de Victor Nzuzi, agriculteur congolais, de Via Campesina, étaient clairs et résumaient bien le contexte [15] lors du contre-sommet organisé en protestation au deuxième Sommet mondial sur les matières premières des 15-17 avril 2013. A l'instar du Congo, où près de 30 à 35% du territoire national sont occupés par les multinationales qui exploitent le minerai, de nombreuses lois locales sont écrites en faveur de ces multinationales qu'on exonère en plus de taxes. Rien à redire pour nos politiciens libéraux, qui croient bêtement à la solution "win win" du marché, sauf que, selon M. Nzuzi, ces 30 à 35% de terrains "privatisés" pour nos multinationales suisses ou européennes, rapportent moins de 5% du budget national (équivalent à celui du seul canton de Genève). D'un côté, nous avons des bénéfices élevés de sociétés comme le suisse Glencore, et de l'autre, des retombées minables que les pays africains en tirent, comparés aux défis qui se posent à eux. Au milieu, nous avons une population pauvre, exploitée, qui n'a que des miettes. Et Glencore n'est pas active que dans le minerai... En regard de ceci, il est scandaleux et inacceptable, en Suisse, d'entendre des politiciens comme Isabelle Moret (PLR), en réponse au vote sur le durcissement des droits d'asile, prendre l'excuse de l'immigration "économique" pour justifier l'abandon de la tradition humanitaire [3]. Surtout quand cette même Suisse, par le biais de sa place bancaire (très active et l'un des leaders dans le commerce des matières premières) ou de ses entreprises (grassement attirées par des privilèges fiscaux), en tire un maximum de bénéfices!!! La pauvreté est un crime, tout comme chercher à aller dans un pays riche, selon la conseillère nationale. Du joli...

Voilà un petit exemple de nos responsabilités, juste sur le volet économique des matières premières que sont les ressources de la pêche ou celles des minerais et du sol. Je passerai, pour faire court, sur les ressources agricoles, où il y aurait aussi matière à débattre [16] (voir toutefois l'article de Basta! édifiant sur l'accaparement des terres agricoles par les groupes industriels français [17] (et qui vaut à l'agence de presse des poursuites du groupe Bolloré))! Histoire de couper court aussi aux excuses sur les distinctions hypocrites et idiotes entre "immigration économique" (fustigée) et "immigration politique" (plus ou moins tolérée).
 
Des conflits et luttes de pouvoirs, des réveils démocratiques houleux jusqu'au "bagne de l'Afrique" : de nombreuses sources pour l'immigration.

Du point de vue géopolitique, on a aussi beaucoup à parler. L’Afrique est ensanglantée par des conflits multiples, tribaux, ethniques, géopolitiques, économiques... Exploitations minières (coltan par le passé en République Démocratique du Congo, or, diamants, pétrole comme au Nigeria), ou encore l'accès à l'eau (Nil [18]) sont parfois à l'origine des conflits, ou les perpétuent. 

Principale source d'immigration en Europe, le nord de l'Afrique, du Maroc en Égypte en passant par la Tunisie, a connu des "printemps arabes" ; les populations se sont soulevées contre des régimes plus ou moins dictatoriaux, que l'Europe a longtemps soutenu par souci de "stabilité". On se souvient en effet de Mouammar Kadhafi, le dictateur libyen, reçu en vedette à Rome ou à Paris [19] (il fallait sans doute s'assurer, pour ces pays, l'accès aux gisements pétroliers et gaziers de Lybie), ou encore Bachar El Assad invité au défilé du 14 juillet 2008 [20]. Citons encore Ben Ali en Tunisie ou Moubarak en Égypte, deux amis de l'Europe ou des États-Unis, peut-être moins de leurs concitoyens. On a tendance à oublier notre mansuétude passée (et présente) face à ces dictateurs, tout comme on a tendance, en jugeant l'afflux massif d'immigrés en provenance du Maghreb, à oublier que tout processus de démocratisation prend du temps.

Comme région en trouble quasi perpétuel, la Corne de l'Afrique est révélatrice. Le pillage des ressources halieutiques n'était qu'une cause parmi d'autres de la piraterie, conséquence de l'extrême pauvreté, qui a sévi sur les côtes somalienne ; il y a aussi l'abandon, par la communauté internationale, de cette région au passé colonial et tumultueux, laissée plus ou moins à elle-même, comme le concluait Alain Gascon, professeur à l’Institut français de géopolitique Université Paris 8 [21].

C'est aussi le cas en Érythrée, principal pays d'origine des victimes de Lampedusa de ce 3 octobre. L’Érythrée, que beaucoup de nos politiciens mentionnent tout en ignorant visiblement son histoire, était il y a encore une quinzaine d'années en guerre contre son puissant voisin l’Éthiopie, qu'elle prive géographiquement d'accès à la mer et au port pétrolier stratégique d'Assab. Une guerre qui aurait fait une centaine de milliers de morts... Puis c'est la dictature, transformant depuis 2001 l’Érythrée en une sorte de "Corée du Nord" africaine, où les tortures, selon Amnesty, sont d'une cruauté sans égal ; dans son "carnet" du 4 octobre 2013, la journaliste belge Colette Braeckman, après avoir résumé l'histoire récente de l’Érythrée, conclut :

"Si les jeunes quittent un pays quelquefois appelé le bagne de l’Afrique, c’est aussi dans l’espoir de rejoindre une diaspora importante, dont les envois de fonds aident la population à survivre et qui représentent la principale source de revenus du pays. Et si les candidats à l’exil prennent le risque de mourir de soif dans les déserts soudanais ou de se noyer en mer, c’est enfin parce que l’autorisation de quitter le pays par des voies légales n’est pratiquement jamais accordée… [22]"

Une responsabilité partagée, mais...

L'immigration est une chose naturelle ; venez à restreindre les possibilités de migration d'une espèce vivante (comme nous le faisons avec la destruction des habitats écologiques et des corridors biologiques), et celle-ci risque de s'éteindre, faute de pouvoir s'adapter. Nous l'oublions, l'Homme a toujours été migrant, ce qui a assuré sa survie ; de ses origines africaines, il a parcouru la planète, jusqu'à conquérir, il y a un millier d'années, des terres aussi éloignées que la Nouvelle Zélande ou l'archipel d'Hawai'i. Aujourd'hui cependant, dans notre société sédentarisée, l'immigration est vue uniquement sous forme négative. Et, comme on l'a vu ci-dessus, on en oublie parfois, voire même souvent, nos propres responsabilités.

Nous sommes bien d'accord, tous les maux de l'Afrique ne sont pas uniquement à chercher ni dans le passé colonial (et violent) de l'Europe, ni dans ses politiques libérales actuelles en termes économiques. Comme le relève l'éditorialiste de Guinée Conakry Info, Boubacar Sanso Barry [23], corruption endémique à grande échelle et conflits locaux sont aussi lourds de conséquence, notamment dans la fuite des populations vers les pays du nord.

Toutefois, le même éditorialiste, en véritable coup de gueule, souligne toute l'hypocrisie de l'Europe, à la vue de ce qui n'est, malheureusement, qu'une nouvelle tragédie en mer Méditerranée :

"[...] l’Occident s’est uniquement préoccupé de ses intérêts. Pour les obtenir, il a usé de tous les moyens. Y compris les moins recommandables. Bon nombre de conflits et de situations d’instabilité en Afrique ont leurs origines véritables outre-Méditerranée [en Europe donc]. Pour des raisons très souvent économiques, ils sont prêts à "foutre le bordel" dans les pays qui tentent de leur résister. Le cas libyen peut servir d’illustration. Et maintenant les voilà qui se barricadent, obligeant les immigrants à utiliser des voies détournées et prendre les risques les plus élevés."

Italie, Europe, Suisse : une hypocrisie qui me donne la nausée.

L'Italie, mon pays, s'est mis en deuil national ce vendredi 4 octobre. Mais, au-delà de l'horreur légitime qu'un tel drame peut susciter, surtout auprès des sauveteurs et des locaux de Lampedusa, comment croire, un seul instant, qu'un pays comme l'Italie où la xénophobie prospère [24], fasse son introspection suite à cette catastrophe humanitaire qu'elle ne peut pourtant ignorer? Comment croire, un seul instant, à la bonne foi de ces rédacteurs en chef de journaux comme la Stampa ou encore Il Corriere della Sera, journal proche (et aux mains) de Silvio Berlusconi et de ses travers xénophobes et contre le multiculturalisme [25]? Comment croire, un seul instant, à la sincérité de ces éditorialistes italiens (ou suisses, ou européens), d'habitude plus enclins à "n'écouter que les peurs de la populations", comme le disait le rédacteur en chef adjoint de la Tribune de Genève David Haeberli sur la RTS [26], plutôt qu'à creuser pour savoir si ces peurs sont infondées ou non? Comment croire, un seul instant, à la sincérité de cette presse et de ces médias qui ont abandonné l'analyse, l'information détaillée, au profit de coupures de presse, de "témoignages" ou de faits divers, à la grande joie des populistes?

L'Europe aussi, feint la tristesse, alors qu'elle érige un véritable mur à ses frontières, tant "politique" et "juridique" que "d'ignorance", pour repousser cette immigration qu'elle ne saurait voir. La lutte "anti-migrants" est même devenue un business sur le vieux continent [27]. Cette Europe qui vote toujours plus à droite ; cette Europe qui prône plus ou moins indirectement des groupes comme Aube dorée, La Lega ou le Front National [4] ; cette Europe qui, derrière le paravent de la crise, criminalise sans vergogne des victimes pour mieux ignorer ses responsabilités et les souffrances des migrants : elle a le CULOT de feindre la tristesse!!!

Et la Suisse dans tout ça, elle s'aligne avec cette Europe. Grâce à l'UDC et à ses laquais du PLR, le pays, anciennement à la tradition humanitaire reconnue, vient entre autre de supprimer, le 9 juin dernier, l'accès aux procédures d'asile dans les ambassades ; les Érythréens, comme les victimes du naufrage du 3 octobre qu'on "pleure" ici ou là, et qui ne peuvent pas obtenir légalement de permis de quitter leur pays, perdent ainsi un moyen plus sûr de fuir l'enfer du "bagne de l'Afrique". Les passeurs nous remercient! Et chez nous, la haine de l'autre et l'ignorance de l'étranger, de ce qu'il est et de ce qu'il fuit, n'ont décidément pas de limite! Dans ce pays si riche comme la Suisse, qui a su si bien exploiter le monde à son seul profit, combien de temps des gens se disant respectables comme Isabelle Moret du PLR [3] pourront encore se cacher derrière l'argument fallacieux des "migrants économiques" contre les "migrants politiques"? Criminaliser la pauvreté, c'est assez ignoble, non? Combien de temps la population suisse, qui n'est pourtant pas aussi mal lotie que les gens dans bon nombre de pays voisins plus durement touchés par la crise financière, se laissera-t-elle berner par les petits lobbyistes de la peine capitale [28], négligeant au passage les milliers de morts que leurs idéologies haineuses, passéistes et du repli sur soi entraînent? Qu'attendent les médias pour se "bouger le cul" à exercer leur contre-pouvoir, au-lieu de suivre UDC, Mouvement Citoyen Genevois (MCG) et consort sans broncher, dans une fuite folle vers une société plus intolérante et xénophobe?

A Genève, c'est précisément cette léthargie intellectuelle qui risque fort, ce dimanche 6 octobre, de reconduire pour cinq ans un législatif où la droite dure sera majoritaire, ou le MCG, fort de 8 ans de néant, pourra continuer, avec les fous furieux (et folles furieuses)  de l'UDC, de distiller, dans la population, xénophobie "anti-frontaliers" et xénophobie "anti-migrants". C'est vraiment à vous donner la nausée. 

Et en Grèce, Autriche, France, c'est la même chose. L'extrême droite dicte tout, quand ce n'est pas la droite "classique" (où la gauche à la Manuel Valls) qui lui emboîte le pas.

Combien de morts à nos frontières faudra-t-il pour qu'on ouvre les yeux sur nos délires consuméristes toujours plus demandeurs en ressources qui appauvrissent la planète? Combien de morts nous faudra-t-il pour que notre conscience et notre intelligence reprennent le dessus sur nos peurs, et nous fasse donner un bon coup de pied aux fesses de la droite ultralibérale et xénophobe? A voir l'état des politiques, des médias et le niveau de réflexion des gens, ici comme ailleurs, j'ai bien peur que le cimetière de la Méditerranée ne soit pas prêt de fermer boutique.

Sandro Loi

----------------------------------

Sources :

[1] Plus d'espoir de trouver des survivants à Lampedusa, AFP/Newsnet, La Tribune de Genève, 4 octobre 2013, http://www.tdg.ch/monde/espoir-trouver-survivants-lampedusa/story/17991219

[2] Migreurop, Observatoire des frontières, http://www.migreurop.org/

[3] Les Suisses ont voté pour le durcissement des droits d'asile, AFP/Fabrice Coffrini, L'Express, 10 juin 2013, http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/les-suisses-ont-vote-pour-le-durcissement-du-droit-d-asile_1256086.html

[4] Vague brune, Sandro Loi, 30 septembre 2013, http://sandroloi.blogspot.ch/2013/09/vague-brune.html

[5] Naufrage à Lampedusa : "C'est un drame immense qui se joue dans l'indifférence", interview de Jean-Léonard Touadi, ancien député du Parti Démocrate italien, propos recueillis par

« Une partie de nos dirigeants continuent de regarder l’Afrique comme une vache à lait », Simon Gouin, Basta!, 24 octobre 2011, http://www.bastamag.net/article1819.html

Pillage des ressources halieutiques au Sénégal, revue de presse, AllAfrica, mars 2012, http://fr.allafrica.com/view/group/main/main/id/00015998.html

[8] Stop au pillage des poissons africains, Adrien Hart, Slate Afrique, 12 octobre 2012, http://www.slateafrique.com/89719/stop-pillage-des-poissons-africains-ali-haidar-macky-sall
août 2011, Agricultural, Food, and Resource Economics, http://fsg.afre.msu.edu/srai/Etude_consommation_rapport_regional_revue_diallo.pdf
La piraterie dans le golfe d'Aden : les puissances désarmées ?, Alain Gascon, Hérodote 3/2009 (n° 134), p. 107-124, http://www.cairn.info/revue-herodote-2009-3-page-107.htm
Une étude d’ONG suisses dénonce les activités de Glencore en Afrique, APIC, 16 avril 2012, http://www.cath.ch/detail/une-%C3%A9tude-d%E2%80%99ong-suisses-d%C3%A9nonce-les-activit%C3%A9s-de-glencore-en-afrique
Le géant minier suisse Glencore lié au travail des enfants en RDC, Mise au point, RTS, 16 avril 2012, http://www.rts.ch/info/suisse/3924500-le-geant-minier-suisse-glencore-lie-au-travail-des-enfants-en-rdc.html

[13] Zurich: l'imposition faramineuse du patron de Glencore fait débat, RTS, 16 septembre 2013, http://www.rts.ch/video/info/journal-12h45/5215206-zurich-l-imposition-faramineuse-du-patron-de-glencore-fait-debat.html

[14] Le docu « Zambie : à qui profite le cuivre ? » mouille l’Europe, Sophie Caillat, 31 mai 2011, Rue89, http://www.rue89.com/tele89/2011/05/31/zambie-a-qui-profite-le-cuivre-lenquete-qui-mouille-leurope-207066

[15] Pétrole, café, céréales: quand la Suisse mène le bal (5/5), Vacarme, RTS, 3 mai 2013, http://www.rts.ch/la-1ere/programmes/vacarme/4834027-vacarme-du-03-05-2013.html, enregistrement : http://download-audio.rts.ch/la-1ere/programmes/vacarme/2013/vacarme_20130503_full_vacarme_b4469091-da95-44e4-9416-f46a01c79c1f-128k.mp3

[16] Swiss Trading SA. La Suisse, le négoce et la malédiction des matières premières. Déclaration de Berne (éd.), Editions d'en bas, 2e édition, 359 pages, Lausanne, avril 2012.

[17] Bolloré, Crédit agricole, Louis Dreyfus : ces groupes français, champions de l’accaparement de terres, Nadja Djabali, Basta!, 10 octobre 2012, http://www.bastamag.net/article2688.html

[18] Biodiversité 10, Aut Nilus, aut nihil, Sandro Loi, http://sandroloi.blogspot.ch/2013/08/biodiversite-10-aut-nilus-aut-nihil.html

[19] Mouammar Khadafi à Paris, Le Soir, http://portfolio.lesoir.be/v/france/12_10_Khadafi/

[20] Le dictateur syrien Bachar el-Assad invité officiel au défilé du 14 Juillet, Jean-Pierre Perrin, Libération, 11 juin 2008, http://www.liberation.fr/monde/2008/06/11/le-dictateur-syrien-bachar-el-assad-invite-officiel-au-defile-du-14-juillet_21147

[21] Les damnés de la mer : les pirates somaliens en mer Rouge et dans l’océan Indien, Alain Gascon, septembre-octobre 2009, Diplomatie n°40, http://www.diplomatie-presse.com/?p=30

[22] Pourquoi ils quittent l’Erythrée?, les carnets de Colette Braeckman, Le Soir, 4 octobre 2013, http://blog.lesoir.be/colette-braeckman/2013/10/04/pourquoi-ils-quittent-lerythree/

[23] Lampedusa : indignation hypocrite et larmes de crocodile, Boubacar Sanso Barry, Guinée Conakry Info, 4 octobre 2013, Courrier International, http://www.courrierinternational.com/article/2013/10/04/lampedusa-indignation-hypocrite-et-larmes-de-crocodile

[24] L'Italie, ce pays où il fait bon être raciste, Gad Lerner, La Reppublica, 29 juillet 2013, http://www.courrierinternational.com/article/2013/07/29/l-italie-ce-pays-ou-il-fait-bon-etre-raciste

[25] Lampedusa : la presse italienne déplore le "massacre de la honte", Le Monde.fr avec AFP, 4 octobre 2013, http://www.lemonde.fr/europe/article/2013/10/04/la-presse-italienne-deplore-le-massacre-de-la-honte-a-lampedusa_3489945_3214.html

[26] Le rendez-vous de la presse: retour sur le oui à l'interdiction du port de la burqa au Tessin, le 12:45, RTS, 27 septembre 2013, http://www.rts.ch/video/info/journal-12h45/5246812-le-rendez-vous-de-la-presse-retour-sur-le-oui-a-l-interdiction-du-port-de-la-burqa-au-tessin.html

[27] Le business de la xénophobie en plein boom, Nolween Weiler, Basta!, 30 octobre 2012, http://www.bastamag.net/article2737.html

[28] Les politiciens se lâchent sur les réseaux sociaux, Julien De Weck, Tribune de Genève, 16 octobre 2013, http://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/Les-politiciens-se-lchent-sur-les-reseaux-sociaux/story/25866047