jeudi 2 août 2012

Les convictions : prisons de Nietzche ou moteur de changement?

J’ai lu récemment, sur un billet Facebook, une citation de Friedrich W. Nietzsche qui m’a interpellé : « Les convictions sont des prisons ». Ce propos, tiré du célèbre philosophe allemand, est intéressant à plus d'un titre. Car à mes yeux, au-delà des rattrapages politiques ou idéologiques que cette phrase peut entraîner, elle illustre, à elle seule, les paradoxes de notre temps.

Les convictions peuvent être effectivement des « prisons » intellectuelles, lorsque celles-ci deviennent des « idées fixes ». Ainsi, le contexte de remise en question des dogmes (religieux ou moraux notamment), sont à l’origine de cette remarque de Nietzsche. Une conviction dogmatique est ainsi un frein (voire un obstacle infranchissable) à la remise en question. Du reste, ce n'est pas pour rien que le scepticisme sous-tend le fond de la recherche scientifique, où (en principe du moins) la profession de foi est bannie.

La foi, seule et aveugle, est souvent ce qui pénalise la conviction, de manière générale. Elle empêche bien souvent le dialogue, instrument fondamental pour l'espèce de grands primates sans poil et sociaux qu'est Homo sapiens. Sans dialogue, pas d'échange, et sans échange, pas d'apprentissage ; la remise en question (idéologique, sociétale, personnelle, etc.), voire même la confirmation de certaines facettes d'une opinion, devient alors impossible.

Dans cette idée, on peut relever que nombre de « convictions », basées sur des peurs et sur l’ignorance (croyance indéfectible pour l’idéologie dominante (qui serait « la seule solution possible » selon Margaret Thatcher...), convictions populistes de gauche ou de droite, racisme et xénophobie, etc.), sont réellement contraires à l’exercice de la réflexion ; ce sont là de vrais freins évolutifs, socialement et culturellement, justifiant amplement le qualificatif de « prisons » utilisé par Nietzsche pour décrire les « convictions ».

Mais une conviction, n'est-ce obligatoirement que cela? Ne se limite-elle qu'à la théorie nietzschéenne?

Une conviction peut aussi se traduire par la mise en avant d’opinions avec un engagement fort pour les défendre. Certes, malheureusement, cette action est essentiellement prises par des politiciens. Cependant, l’engagement motivé par des convictions n’est pas forcément négatif, notamment lorsqu’il est citoyen (bénévolat, actions citoyennes diverses, etc.). Ici, la « conviction » s’illustre par la défense d’une idée. Et c’est bien ce qu’il manque de nos jours, des idées! Des idées critiques et engagées, qu'il s'agit de discuter, voire de défendre. Et sans conviction pour porter une idée, peut-être à contre courant de la pensée à la mode (rappelez-vous Galilée...), difficile de faire entendre celle-ci!

Mais il n’y a plus de conviction, plus d’opinion critique ; on reste passif, on râle certes un peu mais, au final, on suit le mainstream idéologique d’aujourd’hui, docilement, un peu comme une sorte de néo-religion : que ce mainstream idéologique se révèle de plus en plus dommageable pour la planète, que celui-ci se révèle de plus en plus inhumain et décadent, on ne veut tout simplement pas le remettre en cause ! Dans le cas de notre société, ce manque de conviction (et, partant, ce manque d’engagement, pas forcément dans un parti politique, mais pour une « cause » humaine, sociale, environnementale, dans la vie de tous les jours) et cette absence de critique face au capitalisme (par exemple) est précisément une forme de « prison ». Une prison dans laquelle, votes après votes, et au travers de nos habitudes de vie et de consommation, nous avons semble-t-il le plaisir de nous enfermer.

Par manque de conviction et d’idéal, ou par conviction idéologique que notre capitalisme, notre dogme, est « la seule solution possible » ? Les deux ? Une dualité intéressante - la conviction, tantôt prison intellectuelle, tantôt initiatrice de choix - que semblait ignorer Nietzsche dans sa phrase apparemment…

La conviction, dans le pire comme dans le meilleur, est le moteur de tout engagement. Elle peut, par la remise en cause qu’elle est susceptible de créer, abattre certaines « prisons », aussi dorées soient-elles pour certains. Arme d’abrutissement ultime ou moteur de changement, la « conviction » idéologique est à double tranchant, mais lorsqu’elle est fondée et argumentée, lorsqu’elle est loin de tout intérêt politicien ou financier, elle reste un facteur indispensable, selon moi, pour changer ce monde qui part littéralement en vrille (ou tout du moins, initier ce changement). N’en déplaise à M. Nietzsche !

Sans m’octroyer une compétence en philosophie que je n’ai pas, je prendrai cependant avec des pincettes ces tirades empruntées, parfois un peu vite, aux grands penseurs de notre histoire (merci les « citations du jour » ?). Bien souvent, elles ne servent qu'à justifier une opinion (ou une conviction?). Bien souvent, l'art de la citation (a fortiori sur les réseaux sociaux) réduit un argumentaire à la seule portée de la dite citation. Donc, prudence! Comme on peut faire dire n'importe quoi à des chiffres statistiques quand le contexte (variables de départ, limites, etc.) n'est pas décrit, on peut faire dire également tout et son contraire avec certaines références célèbres, en l’occurrence philosophiques.

Dans le cas qui nous intéresse, la conviction, comme d’autres traits de caractères ou de comportement, possède clairement une double facette, et n’est ni forcément bonne, ni forcément mauvaise ; cela dépend du contexte, de la manière dont « une conviction » est née, est utilisée ou modérée. Elle n’est donc pas plus aliénante que son contraire, l'absence (le manque) de conviction. Ce dernier est souvent associé à une ouverture d'esprit, une volonté de dialoguer ou au scepticisme, mais aujourd’hui, il est plutôt l’oreiller de paresse pour le maintien du statu-quo. Sources de réflexions et d’idées, ces grands philosophes ont eu aussi leurs limites… et eux-mêmes, humains qu’ils étaient, n’étaient pas immunisés contre l’erreur, ni contre la contradiction ! Il est ainsi amusant de constater que notre ami Nietzsche, en scientifique défendant ses théories, défendait bien avec « conviction » ses propres propos dans ses écrits, ceci même s’il tentait à démonter la notion même de conviction… De la conviction pour démontrer la dangerosité de la conviction, intéressant n’est-il pas ?

A l’instar du propos qui dit que celui qui est convaincu est quelqu’un « qui n’a jamais rien approfondi » (Emil Michel Cioran), auquel on pourra facilement rétorquer qu’à la spécialisation approfondie risque fort de s’accompagner le détachement des réalités globales et le manque d’une vision moins déformante procurée par une « prise de recul » souvent nécessaire, la conviction utilisée intelligemment et pour le bien commun n’est pas forcément quelque chose « pire que le mensonge ». Plus de nuance, que diable ! Le compromis est indispensable des fois, mais peut être une hypocrisie et un dogme d’autres fois ! 

Entre les lignes, on détecte souvent, dans cette critique unanime de la conviction idéologique, soit une (très) saine remise en cause des dogmes... soit un refus catégorique et un amalgame facile de positions jugées trop radicales (celui qui agit sur la base de ces convictions - comme nombres d'indignés de par le monde face au libéralisme - sont forcément des crétins enfermés dans leurs certitudes ; le compromis, obligatoirement centriste, a raison puisqu'il s'oppose, par définition, aux convictions). Vision des choses qui a du vrai - populisme, communisme, etc. - mais qui est aussi bien simpliste, et beaucoup trop réductrice! 

En fait, plus qu'une critique opposant convictions aux compromis, c'est bien l’éloge de la « sagesse » qu’il faut faire ; une sagesse qui, très loin des centres/hypercentres à la mode en politique ces temps (et totalement inefficaces dans un monde en crise), doit faire la balance entre compromis et actions, entre remise en question profonde des dogmes de société et conviction pour en changer le paradigme sur la durée. Une sagesse philosophique qui ne tombe pas dans les facilités où les amalgames, et qui prend en compte les dualités des options du compromis et de l'action, et surtout de la complexité du raisonnement humain.

Ainsi, même si je n’ai ni l’envie ni les compétences pour citer tel ou tel penseur ou philosophe, je dérogerai à la règle et, pour conclure, j’opposerai à la phrase de Nietzsche celle de Jean Rostand, moins manichéenne et, à mon sens, beaucoup plus pertinente : « Je n’ai pas de vérités, juste des convictions ».

Sandro Loi

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