mardi 16 octobre 2012

Biodiversité 9 - Principe de discontinuité à double tranchant.

Un héritage bien vivace…

L’une des principales croyances populaires héritées de notre histoire, mais encore vivace en ce début de 21ème siècle, c’est la distinction, quasi automatique, quasi hermétique, entre notre espèce et le reste du vivant. Cette croyance veut que l’être humain soit une espèce, non – tant pis pour la répétition – un être à part, distinct du reste du monde animal. Cela nous a permis, dans le passé, de fermer les yeux sur des catastrophes écologiques – extinctions d’espèces, déforestation, expérimentations animales, etc. – que, de nos jours, une très timide prise de conscience écologiste tente de rattraper.
Mais, lorsque l’on s’arrête un moment sur cette croyance, on se rend compte que les implications, scientifiques mais aussi philosophiques et pratiques, de cette « croyance » – ce principe de discontinuité – ne se limitent pas au « seul » écologisme.
Les implications sont plus vastes. Parfois, elles sont nécessaires ; souvent, en revanche, elles illustrent une erreur, une vision des choses complètement fausse, aux conséquences fâcheuses, voire dramatiques…
Le principe de discontinuité, nous y baignons tous, tous les jours.
Le principe de discontinuité, globalement, je le qualifierai par le fait de séparer un ensemble ou un continuum, de façon à pouvoir effectuer des classements ou des catégorisations. De prime abord, on en voit tout de suite des avantages ou les nécessités. Cela permet d’appréhender des données, phénomènes ou propriétés qui, s’ils étaient pris de manière continue, seraient bien trop complexes à manipuler ou à gérer.
Tant que l’on ne va pas jusqu’aux fondements de la matière, le monde nous apparaît comme continu. Analogique, dirait-on lorsque l’on parle de phénomènes variant dans le temps, comme le son. Notre oreille fonctionne de manière analogique. Mais un son analogique, donc pris de manière continue, et bien… cela représente beaucoup d’informations. En technologie, on a ainsi numérisé ces signaux, comme le son, pour les enregistrements ou la diffusion ; l’amplificateur et le haut-parleur de notre lecteur de musique numérique retranscrivent en son analogique ces données, pour que nos oreilles puissent les percevoir. Par cette numérisation des sons, cette discontinuité introduite par l’échantillonnage numérique de ceux-ci, on s’est affranchi de certains défauts, mais cela a entraîné, concrètement, une perte d’information. En contrepartie, différentes techniques de codages (MP3, OGG, etc.) ont permis le stockage numérique de grandes quantités de données dans des supports de plus petites tailles ; pour simplifier, imaginez la taille des vieilles cassettes audio (analogiques) qu’il faudrait si l’on souhaitait y stocker l’ensemble des musiques enregistrées dans un smartphone actuel (plusieurs dizaines d'heures) !
Les sciences naturelles sont les championnes du principe de discontinuité. On « classe », on « catégorise », on « échantillonne ». En témoigne la notion d’espèces vivantes ; chaque espèce, qu’elle soit animale, végétale, microbienne ou virale, est classée (taxinomie). On applique en principe des règles reproductives : deux espèces distinctes ne peuvent se reproduire entres elles, ou donnent un individu stérile.
D’une manière plus évidente, notre société procède, elle aussi, à des « échantillonnages », des discontinuités nécessaires, en principe du moins, pour son bon fonctionnement. On distingue donc les gens en droit de vote des jeunes en dessous de 18 ans (en Suisse). On distingue les étudiants selon des filières et des niveaux. On distingue les pauvres des classes moyennes, elles-mêmes distinctes des classes aisées. La liste serait longue, tant la société humaine ressent le besoin impérieux de classer, catégoriser… et donc d’introduire une notion de discontinuité entre les individus.
Une vision tronquée !
On le voit, il y a quelque chose de très artificiel dans ce principe de discontinuité. Le biologiste, spécialiste de l’évolution Richard Dawkins explique bien ces limitations, dans son livre Il était une fois nos ancêtres : une histoire de l'évolution (en anglais : The Ancestor's Tale: A Pilgrimage to the Dawn of Life). Par exemple, prenons le cas classique des niveaux dans la formation scolaire. Mettons que l’on distingue les « bons » élèves dans le « niveau A », des élèves « moyens » dans le « niveau B » et des élèves en difficulté dans le « niveau C ». Dawkins argumente que, bien qu’une distinction de faite se fait entre les différents niveaux (avec, je le conçois, les jugements sociaux et de débouché qui peuvent en découler), il existe plus de « différences » entre les extrêmes d’un même niveau, que entre, disons, le « moins bon » du niveau A et le « meilleur » du niveau B.
De la même manière, Dawkins, en bon pourfendeur du créationnisme, critique la notion même d’espèces vivantes, dans le sens qu'elle introduit une discontinuité artificielle. Il reconnaît certes la nécessité de catégoriser les espèces, pour que l’on sache « de quoi l’on parle ». Mais il souligne aussi ces limites. Par exemple, appliquer le principe de discontinuité sur la base de fossiles de formes de vie éteintes est hasardeux : comment savoir si deux « espèces considérées comme distinctes » ne pouvaient pas se reproduire entre elles, lorsque l’on a, comme seules traces de leurs existences, que des fossiles, « empruntes » de leurs ossements, figées dans la roche ?
De même, Dawkins argumente les limites de ce principe de discontinuité également avec des espèces actuelles. En Europe du nord existent deux espèces de goélands ; l’un est clair - le goéland argenté Larus argentatus -, l’autre foncé - le goéland brun Larus fuscus -, et, bien qu'ils se côtoient, ne se reproduisent pas entre eux (d’où la classification de ces goélands en deux espèces distinctes). Maintenant, si vous faites le tour du pôle, vers l'ouest, vous vous apercevrez que les goélands argentés sont de moins en moins "argentés", plus vous vous dirigerez vers l'ouest! L’espèce claire, l'argenté, peut se reproduire avec un individu un peu plus occidental. Celui-ci peut se reproduire avec des goélands que l’on trouve plus à l’ouest encore, en Amérique du Nord. Un peu plus foncé, ceux-ci peuvent se croiser avec succès avec des goélands de Sibérie. De plumage plus foncé, ces derniers peuvent aussi se reproduire avec des goélands se trouvant un peu plus à l’est encore… jusqu’à ce que l’on se retrouve avec une compatibilité génétique avec notre goéland foncé européen, Larus fuscus. En effectuant la boucle, on se rend compte qu’il existe, en fait, un continuum entre deux espèces considérées comme distinctes en un point donné.
On retrouve se continuum lorsque l’on considère l’évolution des espèces dans le temps. Il est évident que, à un instant donné, on ne peut pas dire qu’un « enfant » puisse être d’une espèce différente de ses parents. La notion d’espèce n’a de sens qu’à un moment considéré. Notre principe de discontinuité, s’il est une aide pour "s'y retrouver", ne représente donc pas les faits. Par rapport à l’espèce humaine, ce principe nous est paru évident par rapport au reste du monde animal, parce que nos ancêtres nous séparant génétiquement de nos plus proches cousins les Chimpanzés – c’est-à-dire les autres espèces d’hominidés nous ayant précédé, comme Homo ergaster ou, beaucoup plus récemment, Homo (sapiens ?) neanderthalensis – ont tous disparus.
Dans le monde du vivant, le principe de discontinuité entre les espèces est une sorte de « vision », bien commode pour pouvoir classifier, mais tronquée, car causée par la disparition de 99% des formes de vie ayant jamais existées sur Terre, c’est-à-dire des ancêtres de toutes les formes actuelles, humains compris. Considérant cela, le principe de discontinuité n’est plus valable ; bien qu’il ne soit pas possible à un humain de se reproduire avec un poisson, il a existé un continuum vivant qui, le long des âges, nous relie aux poissons primitifs du Silurien (il y a plus de 420 millions d'années), et même jusqu’aux bactéries de l’aube de la vie, ancêtres communs à toutes les espèces vivantes aujourd’hui, il y a plus de 3.5 milliards d’années.
Le spécisme en prend un coup, tout comme le dogme créationniste qui nous a habitué à nous considérer "à part" sur la Terre. Ce fait scientifique nous rapproche donc plus de ce monde animal (et végétal) que le principe de discontinuité nous a habitué, des siècles et des siècles durant, à regarder de haut, souvent avec mépris et négligence, le reste des espèces vivantes sur notre planète.
De tragiques limites !
L’aspect écologiste n’est pas tout, comme je l’ai écrit plus haut. Les rapports humains peuvent aussi souffrir des limites du principe de discontinuité. Dawkins a parlé de ces limites dans l’exemple du classement des élèves en niveaux. Historiquement cependant, il y a eu aussi, et surtout, ces tragiques classements « raciaux », comme entre les « blancs » et les autres. De la traite des Noirs jusqu’aux épurations ethniques, en passant par l’holocauste juif, le principe de discontinuité a eu son lot de sang et de souffrance. Parce qu’ils étaient considérés comme des non-humains, une dizaine d’indiens Kaweskar avaient été déportés de leurs terres de l’extrême sud chilien en 1881 et placés dans des zoos (oui oui) en Europe, avant d’y mourir d’en d’atroces conditions ; le principe de discontinuité dans toute son ignoble « splendeur ».
Ce principe peut aussi se manifester de manière perverse. Pour les dirigeants et puissants de ce monde, un seuil est souvent utiliser pour juger si, oui ou non, la mondialisation a eu des effets dans l’éradication de la pauvreté dans le Tiers-Monde : le seuil de pauvreté absolue. La Banque Mondiale utilise le seuil de 1.25 dollar par jour (source : Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Seuil_de_pauvret%C3%A9), en y intégrant divers critères comme le pouvoir d’achat. Difficile à évaluer, le nombre de personnes en dessous de ce seuil est cependant estimé couramment à près de 1.2 milliards. La discontinuité du seuil de pauvreté peut servir d’indicateur, comme tant d’autres, mais peut-il être plus que cela ? Mettons que ce chiffre de 1.2 milliards, ramené à la population globale, baisse ces prochaines années. Cela voudrait dire que, proportionnellement, un nombre moindre de personnes « gagnent » moins de 1.25 dollars par jour ; mais, est-ce que ces personnes, passées au-dessus de cette ligne artificielle de 1.25 dollars, sont plus heureuses, et moins dans la misère effective (sachant que, notamment dans la paysannerie, de nouvelles restrictions agro-industrielles sont arrivées, comme l’impossibilité de réutiliser gratuitement les graines d’une récolte) ? Autrement dit, gagner 1.3 dollars par jour rend-il plus heureux, par rapport au seuil de pauvreté ? Poussons le raisonnement encore plus loin : est-ce que les peuples ne gagnant rien (car en dehors de l'économie de l'argent), comme, par exemple, les bushmens du désert namibien ou les Korowai de Papouasie-Nouvelle Guinée (vivant des ces étonnantes maisons de bois construites aux sommets d'arbres tropicaux immenses), seraient plus heureux si leurs membres gagnaient un revenu de 1.25 dollars par jour, ou plus? Pas si sûr, les normes qui sont les nôtres n'étant pas forcément celles qui conviennent à ces peuples libres.
La question de la pertinence de ce seuil de discontinuité qu'est le "seuil de pauvreté" se pose ; pourtant, il est courant chez les dirigeants ou les puissants de ce monde de prendre ce genre de seuils de discontinuité (ou autres indicateurs forts discutables comme le PIB), sortis de tout contexte, pour justifier une prétendue avancée sociale. Un peu comme le faisaient les missionnaires par le passé, convaincus que la conversion au christianisme sortiraient les peuples premiers de leur "misère". 
A l’instar des spécistes et des créationnistes dans le domaine de l’évolution et de l’écologie, mettre une discontinuité là où il n’y en a pas véritablement est aussi une arme idéologique pour des gens sans scrupule, afin de justifier leur soif de profit. La « révolution verte » et les OGM, qui ont montré leur parfaite incapacité à éradiquer la faim dans le monde, comme la course aux matières premières de quelques très riches traders occidentaux, en sont de tristes exemples modernes !
Un principe à double tranchant !
J’ai tenté de montrer que le principe de discontinuité, s’il est nécessaire, dans certains cas, à notre propre fonctionnement, possède un revers potentiellement peu reluisant. Comme toute chose, lorsqu’un concept, une idée ou une croyance, devient un dogme de société, il y a lieu de s’inquiéter, de se poser des questions.
Du point de vue spéciste, on a vu que la séparation entre l’humain et le reste de la biosphère n’est qu’une vue de l’esprit, alimentée par notre propre méconnaissance de l’Histoire du vivant, et malheureusement forte utile lorsqu’il s’agit de justifier telles ou telles atteintes à l’environnement. Nous ne sommes pourtant ni indépendants, ni étrangers aux écosystèmes qui nous entourent. Notre avenir dépend de cette prise de conscience.
Mais, même au sein de notre propre espèce, Homo sapiens, des discontinuités parfois pratiques peuvent être aussi nuisibles et catastrophiques. La discontinuité de « capacité » ou de « potentiel » entre hommes et femmes, pour archaïque qu’elle soit, justifie encore aujourd’hui des différences de traitement, qu’elles soient sociales ou salariales. Et ces discontinuités ethniques que je relatais plus haut n’ont pas disparues aujourd’hui. En Suisse comme dans le reste de l’Europe, les Roms, entres autres, peuvent en témoigner, stigmatisés honteusement dans un déchaînement d’ignorance pas si étranger que celui qui a conduit ces indiens de Terre-de-Feu à mourir dans des zoos européens au 19ème siècle.
Une arme à double tranchant, ce principe de discontinuité, qui, à l’instar du couteau de cuisine, peut se transformer en arme sanglante et terrible lorsque le dogme prend le pas sur la raison.

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