mercredi 23 novembre 2011

France-Espagne, l’alternance politique « bidon » sous la bénédiction du dieu « marché ».

La crise politique que nous vivons a quelques effets très étranges.

La Suisse a connue cet automne ses élections au Conseil national et au Conseil des Etats, les deux chambres parlementaires où, dans la Confédération, les grandes décisions se prennent. Si, assez logiquement, les partis ultralibéraux comme le Parti Libéral Radical (PLR) et l’Union démocratique du Centre (UDC) ont heureusement perdu quelques « belles » plumes, sanctionnés notamment par leurs liens très serrés avec les milieux de la finance, et si le parti traditionnel du centre-droit (Parti Démocrate-Chrétien PDC) continue sa chute électorale, c’est en revanche un centre-droit « élargi », à tendance libérale, qui est sorti vainqueur de ces élections, au détriment aussi de la gauche. Quand bien même les vertus de la croissance s’en sont prises littéralement plein la figure avec Crédit Suisse et récemment Novartis [1], croire en la « main invisible » semble être nettement plus apaisant pour l’électorat en ces périodes de doutes. En d’autres termes, c’est comme si un malade d’un cancer des poumons provoqué par le tabagisme se verrait, à sa demande et celle du lobby du tabac, traité uniquement par des cigarettes, parce que celles-ci sont justes plus « agréables » à supporter que le traitement médical qui pourrait peut-être le sauver. Quand bien même l’issu en serait fatale et plus douloureuse… Notre société malade n’est donc visiblement pas prête de sortir de son coma intellectuel.

Mais bon, à notre décharge, c’est une tendance générale en Europe, que ce soit lorsque la « démocratie s’exerce », ou comme lorsque cette tendance est imposée « de l’extérieur », hors du contrôle démocratique. En Grèce, le socialiste George Papendreou, vaincu par son incohérence et sa politique de démantèlement social, est remplacé par Loukás Papadímos, ancien vice-président de la Banque Centrale Européenne (BCE) et économiste ayant les faveurs des marchés, à la tête d’un gouvernement de coalition où, une première depuis la fin de la dictature des colonels en 1974 [2], l’extrême-droite y est représentée (Alerte populaire orthodoxe – LAOS). Les tout-puissants armateurs grecs, grands acteurs des marchés et dont les rentrées d’impôts ont cruellement fait défaut, ne risquent pas d’être inquiétés [3].

L’Italie suit le même chemin. Après l’heureuse et trop tardive démission de Silvio Berlusconi (ce libéral-conservateur (non, ce n’est pas un oxymore) qui, sur fond d’humiliation nationale et de hausses d’impôts des moins riches, n’a eu de cesse de ruiner les infrastructures italiennes, éducation en tête), le président Giorgio Napolitano a nommé l’économiste (encore un !) Mario Monti [4] a la tête d’un gouvernement de transition chargé de redresser le navire italien… et de faire plaisir aux marchés. Car, malgré la médiocrité avérée de Silvio Berlusconi, ce sont bien les marchés, et non les multiples scandales, magouilles et preuves d’incompétences, qui ont eu raison du Cavaliere. Les inquiétudes purement financières ont pesé plus que les droits de l’Homme et des discriminations (montée du racisme en Italie, mainmise médiatique du pouvoir sur la presse et l’information, image de la femme, populisme) et des inégalités sociales (impunité des fraudeurs du fisc, éducation en chute libre, etc.). Comme le relève très justement l’éditorialiste du Courrier Samuel Schellenberg, dans l’édition de ce lundi 14 novembre [5], il n’est pas dit que les masses populaires, qui ont manifesté leur joie au départ de Berlusconi, voient leurs attentes récompensées par l’actuel gouvernement de transition – qui se pliera aux désidératas de Bruxelles, Berlin et des marchés – et surtout par le futur gouvernement, les sbires du Cavaliere et les brunâtres léguistes étant sûrement au rendez-vous. En attendant, M. Monti aura la délicate tâche d’appliquer fermement ce que l’Europe des marchés exige de l’Italie : de l’austérité. Avec son lot de mécontentement, risquant d’alimenter ce populisme dont Berlusconi s’est tellement nourri…

Mais les exemples d’une certaines aliénations électorales sont illustrées d’une manière caricaturale en France et en Espagne, bastions de régimes d’alternances qui, si elles pouvaient peut-être avoir du bon dans le passé, montrent, à la lumière de la crise du capitalisme actuelle, des signes d’un alarmant essoufflement.

France politique en 2012 : blanc-bonnet et bonnet blanc.

La France a été ces derniers mois le témoin d’un certain élan d’espoir, vite retombé s’il en est, en tout cas vu de l’extérieur. Les primaires – écologistes cet été puis, surtout, socialistes cet automne – ont rencontré un succès certains, donnant une légitimité aux candidats élus. Les socialistes, à ce jeu-là, en sont ressortis avec panache, la forte couverture médiatique ayant infligé ni plus ni moins qu’une claque à la poussiéreuse UMP de Nicolas Sarkozy, très silencieuse durant l’événement socialiste.

Mais, si l’exercice démocratique a de quoi faire réfléchir, et présente, selon moi, une base de travail à explorer pour redonner une certaine aura à l’exercice des droits politiques, force est de constater que, dans un pays aussi politiquement conservateur que la France, « l’éléphant a une nouvelle fois accouché d’une souris ». Alors que les années précédentes ont vu le modèle social-démocrate échoué un peu partout, la France aura comme candidat à la présidentielle 2012 le plus social-démocrate de ces représentants : François Hollande. Au-delà du fait qu’il pourra, oui ou non, vaincre Sarkozy, le socialiste porte déjà en lui les germes de sa future et inéluctable défaite : il veut relancer « la croissance ». Ben tiens, en voilà une idée innovante ! Pour combien de temps, jusqu’où, avec quoi ? Cela, malgré qu’en tant que politicien, il devrait « anticiper » et donc « savoir », François Hollande n’en dit pas grand chose. Normal, quand on croit à un dogme, on n’essaie pas de creuser pour savoir s’il y a quelque chose de solide derrière le « concept » de croissance dans un monde fini. Ou bien n’est-ce qu’un autre exemple de « après moi, le déluge » ?

On se « réjouit » alors de voir comme François Hollande va concilier croissance économique, entraînant notamment une hausse de la pression exercée sur les salariés, avec le bien-être de la population (car qui dit croissance économique, dans la vraie vie dit aussi une hausse de la concurrence et, de ce fait-même, une hausse des exigences, notamment sur les employés, et le lot de souffrances que cela entraîne [6]). On se « réjouit » de voir comme, en bon social-démocrate, M. Hollande fera pour que cette croissance économique ne soit pas pilotée par les marchés, avides d’austérité en termes d’investissement dans les services publics. Une impossibilité, à mon sens, tant ceux-ci sont inhérents à une économie globalisée, où les timides régulations, naïvement portés par les sociaux-démocrates comme étant le remède à tous les maux, peinent déjà à être introduites, concurrence oblige [7] !

Mais, sans partir sur des présuppositions bien hypothétiques (Hollande doit encore être élu), il paraît pourtant clair que, quelque soit le résultat de la présidentielle française en 2012 entre Sarkosy et Hollande, il n’y aura pas de surprise. Le système économique restant le même, la Vème République étant toujours là, le courage politique étant, lui, toujours aux abonnés absents, il n’y aura pas grand-chose à attendre du gouvernement Hollande, si celui-ci accède à l’Elysée en 2012. Sous un vernis faussement socialiste, François Hollande n’appliquera, sur le fond, qu’une politique de droite, de gré ou de force, politique dont l’austérité est la face la plus flagrante.

La « crise » entre Europe-Ecologie-Les Verts (EELV) et le PS [8] a montré une fois de plus l’incapacité du système politique français (en l’occurrence, car ils ne sont pas les seuls…) à travailler au changement, tant ce système est englué dans divers lobbies. En témoigne la volonté du groupe Hollande de maintenir le chantier du réacteur EPR de Flamanville, gouffre financier et catastrophe industrielle, en répondant « favorablement » à la pression d’Areva pour faire capoter les accords PS-EELV [9]. Qu’attendre de différent d’une législature Hollande par rapport aux années sarkosistes, lorsque cette législature s’annonce déjà, avant même de commencer, aussi similaire dans la tactique politicienne, la soumission aux lobbies industriels et financiers et dans son manque de critique, notamment, envers les causes de la dette nationale (M. Hollande n’a pas daigné répondre au questionnaire d’Attac, tout comme un certain Nicolas Sarkosy… [10]) ?

Pourtant, il y aurait tout à gagner pour la France à bousculer cette alternance stérile, la stagnation idéologique qui en découle et son sous-produit excrété : le Front National. De timides et encourageantes prémices de changements, comme le concept de primaires, certaines prises de position courageuses d’Eva Joly (EELV), le lancement dans la campagne présidentielle du collectif « La Décroissance », les « indignés » parisiens, la conversion écologiste du PS français ou encore la montée en force de mouvements anticapitalistes sont une preuve d’un certain réveil citoyens. Mais, en France comme ailleurs, il faudra plus d’énergie pour faire tomber ces piliers de l’immobilisme intellectuel et social que sont l’ultralibéralisme et la social-démocratie. Sans cela, sans une indignation populaire plus forte, il ne faudra pas attendre de changement, de gauche comme de droite !

Espagne : « la menace était imminente », elle a été confirmée par les urnes ce dimanche 20 novembre.

Au tournant du XXIème siècle, alors que l’Europe se dirigeait toujours plus vers le libéralisme économique sans borne qui la caractérise aujourd’hui, que ce soit à l’époque des dernières élections européennes ou plus tôt, lors de celles de Tony Blair et ensuite de Sarkosy, Merkel ou Berlusconi, une « exception » semblait se dessiner. Un « espoir » (un peu naïf) pour les causes sociales se présentait en Espagne. La gauche revenait au pouvoir avec l’élection, en 2004, de José-Louis Rodriguez Zapatero [11]. Or, depuis, la crise est passée par là. Huit ans plus tard, après, reconnaissons-le, de bonnes choses effectuées (comme la reconnaissance du mariage homosexuel, la tentative de suppression de l’enseignement religieux obligatoire à l’école ou encore la régulation massive de réfugiés, contre l’avis d’autres pays européens dont la France), M. Zapatero a plié sous le poids des marchés et n’était plus le favori des sondages. Son parti, le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE), est en complète déliquescence (à l’instar de son cousin grec). L’Espagne compte 5 millions de chômeurs, soit de mémoire près de 15% de la population ! La situation générale est très préoccupante.

Comble de l’ironie, le mouvement des « indignés », apolitique mais qui transmet des valeurs essentiellement de gauche et altermondialistes [12], s’est très vite attaqué, à raison, au premier-ministre espagnol. Tous les sondages prédisaient Zapatero perdant, et une victoire aux élections du 20 novembre pour… la droite. Ignacio Ramonet, directeur du Monde Diplomatique en espagnol et président de l’association Mémoire des Luttes (www.medelut.org), décrivait de manière très intéressante ce phénomène dans les pages du Courrier du 14 novembre 2011 [13]. Par sa politique foncièrement antisociale, par sa soumission aux marchés (que M. Zapatero qualifiait d’ « impopulaire mais courageuse »), le premier ministre faisait « déjà, en économie, une politique de droite », selon M. Ramonet. Résultat : l’Espagne s’est tournée vers une (pseudo) alternance, le candidat de droite Mariano Rajoy (Parti Populaire) ayant confortablement remporté les élections. Ce qui est intéressant, c’est que Rajoy a pris, comme exemple de politique à appliquer, celle de la région de Castille-La Manche, un « laboratoire » d’idées, où son parti était déjà au pouvoir. De cet exemple, il compte faire la même chose dans le reste du pays. Sauf que la fureur populaire grondait déjà en Castille-La Manche, les habitants souffrant des coupes drastiques dans les prestations publiques, notamment l’éducation et la santé. Même constat en Catalogne, autre bastion récupéré par la droite, relevait le journaliste (mais où le Parti Populaire de Rajoy n’est arrivé qu’en quatrième position derrière les nationalistes).

D’où vient ce manque de choix politique, un choix se résumant, idéologiquement, presque entre la peste et le cholera ? La faute à qui ? A l’omniprésence des marchés, véritables « castrateurs » d’idées nouvelles avec leur marketing, sans aucun doute ! Mais aussi, dans tous les cas, une faute au système social-démocrate, prouvant une nouvelle fois ces limites tant son incapacité à proposer « autre chose » que la droite libérale est devenue flagrante. La faute à une « gauche de la gauche » espagnole semblant imiter l’exemple genevois (perpétuelles divisions) et, comme l’écrivait M. Ramonet, de forces alternatives (écologisme) « encore dans les limbes ». Le choix n’était donc plus guère étendu dimanche 20 novembre en Espagne, hormis peut-être l’abstentionnisme, grande gagnante de ces élections. Reste que, je l’espère, le soutien aux « indignés » et aux alternatives naissantes grandira peut-être au cours de cette législature de droite…

Car, ce qui est sûr, c’est que le gouvernement Rajoy continuera, de plus belle, l’œuvre de privatisations et de coupes sociales qu’a initié M. Zapatero ; plus piquant est le fait que le parti du nouveau premier ministre espagnol est le même que celui de M. Azenàr, à l’origine des politiques immobilières qui ont conduit au crash économique que connaît l’Espagne, à l’origine de la crise [14] ! Amnésie politique, lavage de cerveau à grande échelle, ou preuve d’un profond désespoir de la population ?

C’est ici, comme pour la Grèce ou la France mentionnée plus haut, un triste constat où, comme le relève très justement Hervé Kempf dans ses écrits [15], une « oligarchie » (monde de la finance mondiale) contraint les démocraties, désabusées (et donc plus manipulables peut-être) à maintenir le dogme de la croissance à tout prix, même si celui-ci implique, de facto, une décroissance du bien-être des peuples (coupes budgétaires dans l’éducation et la santé). Comme si, malgré tous les signes d’une décadence politique et structurelle, d’un capitalisme mettant l’humain après la finance, les électeurs, rendus toxicodépendants à la consommation, votaient au final toujours pour les responsables des crises à répétition ! Et cela, bien sûr, c’est quand les peuples peuvent avoir le droit de s’exprimer… L’exemple des cris d’effrois de l’Europe et des marchés à la seule parole de « référendum », prononcée par George Papandreou, est révélateur de cette véritable décadence. La « menace » que soulignait M. Ramonet dans son article, pour les indignés espagnols comme pour les plus faibles d’entre nous, n’est donc pas prêt de diminuer.

Gageons que ces futures années, où la pensée unique chère à Friedrich Hayek progressera en Espagne ou en Grèce, seront salutaires aux forces du changement, leur permettant de supprimer définitivement ses vieux démons (communisme, capitalisme) et d’oser présenter une véritable alternative durable (dans le temps), écologique et solidaire à la population. Dans le sens où, ces temps, on commence timidement à remettre publiquement en cause cette pensée unique et l’indéboulonnable capitalisme de leur pied-d’estale idéologique (chose qui m’était impensable il y a peu encore), on peut rêver que les revers à répétition subies par les sociaux-démocrates vont enfin les convaincre de l’obsolescence de leur système.

Oui, on peut rêver…

Sandro Loi

Sources :

[1] Le traumatisme des suppressions de postes chez Novartis, Revue de presse, Télévision Suisse Romande, 26 octobre 2011, http://www.tsr.ch/info/revue-de-presse/3544484-le-traumatisme-des-suppressions-de-postes-chez-novartis.html

[2] Dictature des colonels, Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Dictature_des_colonels

[3] Editorial - L'Europe contre les nations et les peuples, § Quelles solutions pour la Grèce, Danielle Riva, Utopie-Critique, http://www.utopie-critique.fr/index.php?option=com_content&task=view&id=208

[4] Les marchés asiatiques soulagés par la désignation de Mario Monti, AFP, 14 novembre 2011, http://www.google.ch/url?sa=t&rct=j&q=Mario%2BMonti&source=newssearch&cd=6&ved=0CEkQqQIwBQ&url=http%3A%2F%2Fwww.google.com%2Fhostednews%2Fafp%2Farticle%2FALeqM5hqjOi8fOcVSU8e80_Ed4f1eUed-g%3FdocId%3DCNG.84e4f0dd67c4f059b896f82d8f261ae5.91&ei=zzLBToZvhcO0Bpf-3P0C&usg=AFQjCNGuQiigrPj6tjNFMFGwbc0WPDkqTA

[5] Marché VS Impôts, Samuel Schellenberg, le Courrier, 14 novembre 2011

[6] Derrière la souffrance au travail, le délitement des valeurs collectives, Alexie Lorca, Un Monde Avance, Mediapart, 1er février 2011, http://blogs.mediapart.fr/edition/un-monde-davance/article/010211/derriere-la-souffrance-au-travail-le-delitement-des-val

[7] Social-démocratie, Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Social-d%C3%A9mocratie

[8] Comment les Verts ont détaché le PS du nucléaire, Anne-Sophie Mercier et David Revault d'Allonnes , Le Monde, 21 novembre 2011, http://www.lemonde.fr/politique/article/2011/11/21/comment-les-verts-ont-detache-le-ps-du-nucleaire_1606890_823448.html

[9] Nucléaire: Areva ne veut pas se substituer au politique, mais contribuer, AFP, 17 novembre 2011, http://www.romandie.com/news/n/_Nucleaire_Areva_ne_veut_pas_se_substituer_au_politique_mais_contribuer171120111311.asp

[10] 2012 : les candidats répondent au questionnaire Attac, http://www.france.attac.org/articles/2012-les-candidats-repondent-au-questionnaire-dattac

[11] José Luis Rodriguez Zapatero, Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Jos%C3%A9_Luis_Rodr%C3%ADguez_Zapatero

[12] Mouvement des Indignés, Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_des_Indign%C3%A9s

[13] Espagne, danger imminent, Ignacio Ramonet, le Courrier, 14 novembre 2011

[14] Mariano Le Bref ?, Benito Perez, Le Courrier, 21 novembre 2011, http://www.lecourrier.ch/mariano_le_bref

[15] L'oligarchie, ça suffit, vive la démocratie, Hervé Kempf, Edition Le Seuil, 2011, ISBN 10 2021028887

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